Quinze jours à Sainte-Pélagie

Gaston Bergeret

On va démolir la prison de Sainte-Pélagie. Paris ne veut plus nourrir ses prisonniers dans l’enceinte de l’octroi, et l’on a calculé qu’au prix où se vend le terrain, il y aura encore bénéfice, au moins pour les entrepreneurs, à reconstruire les prisons dans la banlieue. Les détenus y seront d’ailleurs en meilleur air, à proximité de la nature, et peut-être plus faciles à ramener au bien. Mais les lettres ne peuvent laisser disparaître Sainte-Pélagie sans lui adresser un adieu ému : c’est là qu’étaient enfermés les écrivains, journalistes, poètes, conspirateurs et hommes d’État, malfaiteurs d’élite, qui avaient outragé quelque loi ou attenté à quelque souveraineté sans attendre le moment opportun pour le faire impunément. Les genres les plus divers s’y sont succédé, puisqu’on y a vu tour à tour Béranger et Lamennais, le comte de Montalembert et Blanqui, entre tant d’autres.
Ce n’est pas sans un petit mouvement d’orgueil que je me plais à évoquer ces grands noms avant de rappeler au monde, qui l’a peut-être oublié, ou de lui apprendre, s’il l’ignore, que j’y ai aussi, moi chétif, passé quinze jours qui n’ont pas été les plus mauvais de ma jeunesse. Avant que la pioche ait dispersé les pierres de l’édifice, il faut bien que je fixe ces souvenirs d’un temps déjà éloigné, pour apporter une légère contribution à l’histoire de mon temps.

C’était en 1866. Je collaborais à l’Écho populaire de Lille, un des premiers journaux à un sou qui aient paru en province. Lille était le foyer d’un mouvement intense de décentralisation littéraire. Géry-Legrand, qui n’est plus aujourd’hui que sénateur et maire de Lille, était alors le chef de ce mouvement, et il avait fondé l’une après l’autre une série de publications périodiques qui disparaissaient successivement sous les coups répétés de l’administration impériale, mais qui avaient fait de lui, tout jeune encore, le coryphée de l’opposition et une sorte de personnage légendaire dans la région du Nord. Nous avons travaillé ensemble à la Revue du mois, qui avait peu d’abonnés, mais tous républicains de choix. Vermorel, tué depuis sur les barricades de la Commune, y écrivit quelquefois ; M. Émile Zola y a donné ses premiers Contes à Ninon ; on y retrouverait aussi les noms de Valéry Vernier et de M. Henry Fouquier. Mais au fond Géry-Legrand et moi, sous des noms divers, fournissions presque toute la copie. Jules Janin s’y était laissé prendre, et, dans la bienveillance qu’il apportait à encourager les jeunes, le prince des critiques avait consacré un feuilleton des Débats à faire l’apologie de celte petite phalange d’écrivains dont il s’était plu à esquisser les portraits, d’imagination : Hans Carvel, Faustin, Jonathan Muller et autres, sans se douter que nous étions deux seulement à porter tous ces pseudonymes.
Après cette publication mensuelle, nous avions réussi à faire paraître un journal hebdomadaire : Lille-Artiste. C’était un progrès, mais Lille-Artiste n’était encore qu’un journal littéraire. Ce fut un grand jour que celui où nous eûmes enfin un cautionnement et une autorisation pour publier le Progrès du Nord, d’abord hebdomadaire, mais politique. Comme il ne suffisait pas à alimenter notre activité dévorante, le Journal populaire de Lille fut enfin créé, avec le concours de tout ce qu’il y avait de libéral dans le département, pour offrir un écoulement quotidien au débordement de nos idées. Géry-Legrand avait la haute main sur cet ensemble de publications ; Gustave Masure, qui est mort si prématurément après avoir été l’auxiliaire de Gambetta dans la défense nationale, s’occupait surtout du Progrès du Nord, auquel il finit par donner la vie quotidienne. J’écrivais le plus souvent au Journal populaire de Lille qui, malheureusement, n’avait pas de cautionnement et ne pouvait, par conséquent, parler politique. Or j’étais d’un âge où l’on veut à tout prix faire de la politique, et j’attirais continuellement au journal des communiqués et des menaces de suspension, si bien qu’un jour la première page du journal parut en blanc, avec cette note signée de Géry-Legrand :

Un article de notre ami Gaston Bergeret intitulé : les Conférences de Notre-Dame, devait paraître aujourd’hui dans le Journal populaire. Il était composé et corrigé lorsque notre imprimeur nous a déclaré qu’il se refusait à l’imprimer, dans la crainte qu’on n’y trouvât de l’économie politique. Dans l’impossibilité où nous sommes de rencontrer de suite un autre imprimeur, et ne voulant pas user des droits rigoureux que nous donne la loi, nous suivons l’exemple des journaux soumis autrefois à la censure administrative, et nous laissons en blanc la place de l’article.

J’eus vingt-quatre heures de gloire, à Lille, et le journal passa, sous le titre de l’Écho populaire de Lille, aux mains d’un autre imprimeur qui n’eut d’ailleurs pas à se féliciter de ma collaboration ; car un jugement, en date du 23 octobre 1866, me condamna à quinze jours d’emprisonnement et 16 francs d’amende, et l’imprimeur à un mois d’emprisonnement et 100 francs d’amende pour avoir publié, dans le numéro du 20 septembre, un article traitant d’économie sociale et contenant, suivant la prévention, le délit d’outrage à la morale publique et religieuse. Le jugement disposait, en outre, que l’Écho populaire cesserait de paraître.
L’article qui avait attiré sur lui la vindicte des lois était intitulé : Notions de morale. J’y soutenais qu’on peut avoir une morale indépendamment de toute idée religieuse, que non seulement la religion est une base insuffisante pour la morale, puisque les religions varient suivant les peuples, et que la morale est partout semblable, mais que la conscience elle-même n’offre que des garanties incomplètes, parce que tout le monde n’a pas la conscience pareille, et que la conscience du même individu varie suivant l’âge ; je prenais donc pour criterium de la moralité le degré d’utilité des actions, considérant une action comme d’autant plus morale qu’elle est d’une utilité plus générale.
L’indépendance respective de la morale et de la religion est une idée qui a fait son chemin depuis lors ; on risquerait même de se faire condamner aujourd’hui en la combattant. Mais dans ce temps-là, c’était l’abomination de la désolation. Quant à mes idées sur le véritable fondement de la morale, je ne sais plus bien ce qu’elles pouvaient valoir : j’en suis arrivé en morale, comme en plusieurs autres choses, à des opinions un peu flottantes, et je me méfie toujours de mon opinion actuelle, dans la crainte que ce ne soit pas la dernière. Mais, en 1866, j’étais absolument convaincu de la vérité de mon système, et je me serais fait hacher plutôt que d’en démordre.
Aussi tenais-je beaucoup à me défendre moi-même devant le tribunal correctionnel de Lille qui allait juger mon affaire. Il n’est pas besoin de dire que tout le barreau libéral s’était mis à ma disposition, mais je déclinai ces offres. J’étais licencié en droit, c’est-à-dire presque avocat ; ma cause était probablement la seule que j’aurais jamais à plaider. Ce n’était pas une occasion à laisser perdre.
Enfin je voulais essayer mon talent oratoire et soutenir personnellement la doctrine que je croyais bonne. Il fut convenu seulement que Pierre Legrand, aujourd’hui député et ancien ministre, alors avocat, m’assisterait au besoin.

Je me vois encore à cette audience où m’avaient fait cortège toutes les notabilités de l’opposition lilloise. Le président du tribunal, craignant sans doute que les témérités de ma parole ne fissent naître quelque émotion, crut devoir m’adresser une petite allocution pour m’inviter à la modération dans le langage et au respect de la justice.
Naturellement je ne me rappelle plus ce que j’ai dit, je me souviens seulement que j’y allais de très bonne foi, naïf, et que je m’efforçai de convaincre mes juges de mon bon droit. Je ne savais pas que le but de la poursuite était de supprimer le journal et qu’on se souciait fort peu du reste, que le jugement était rédigé d’avance et que j’y étais condamné à huit jours de prison.
Seulement, au lieu de huit jours, j’en ai eu quinze, heureux effet de mon éloquence. L’organe du ministère public, dans le langage poncif qui est propre à cette institution, avait défendu contre mes attaques la conscience, ce phare qui éclaire les hommes. Or, dans l’article incriminé, parlant des variations de la conscience, je l’avais comparée irrévérencieusement à une girouette. Je ne manquai pas de faire le rapprochement dans ma réplique en assurant que nous étions bien près de nous entendre, M. le substitut du procureur impérial et moi, puisque le phare et la girouette sont deux objets qui tournent et qui se mettent sur les toits. Cette plaisanterie ne mériterait assurément pas d’être rapportée, mais comme elle m’a valu, à elle seule, huit jours de prison de plus, je n’ai pu l’oublier. Le jugement était fortement motivé :

Attendu que l’article incriminé, après avoir posé en principe « le peu de stabilité de la conscience humaine », en fait découler cette conséquence « qu’on ne peut lui accorder aucun crédit », par le motif que « c’est une girouette », ajoutant « qu’on ne peut attacher grande importance à ses indications, dont on ne peut faire que peu de cas » ; qu’en résumé, « la conscience est trop variable pour offrir une base à la morale » ;
Que, plus loin, ce même article professe cette doctrine : « que le caractère constant des actes recommandés par la morale est leur utilité, que tout acte utile est moral ; qu’inutile, il est indiffèrent ; que nuisible, il est immoral ; que plus il est nuisible, plus il est immoral », ajoutant qu’il y a des degrés dans cette utilité : qu’ainsi « un acte utile à son auteur est simplement bon ; qu’utile à une grande masse d’hommes, à une nation, il est héroïque ; qu’utile à l’humanité, il est sublime » ;
Attendu que si, traitées ex professo, au point de vue purement spéculatif, de telles doctrines sous la plume du philosophe s’adressant aux penseurs pourraient n’être que des hardiesses ou des paradoxes n’offrant aucun danger appréciable pour la morale publique et religieuse, il n’en est pas de même alors qu’elles se produisent dans un petit journal dit populaire, s’adressant, par la modicité de son prix, aux classes les moins éclairées de la société, dès lors les plus exposées à se laisser entraîner, par l’alléchement des jouissances faciles, dans la voie de la perversion ;
Que c’est outrager la morale publique et religieuse dans le sens des lois sur la matière que d’inoculer chez cette classe de citoyens, notamment, de telles doctrines que les lois divines et humaines réprouvent également, à savoir que la conscience n’est rien ou pas grand’chose, que le bien-être matériel est tout, que tous moyens sont bons pour l’acquérir, même les moins honnêtes, sans autre retenue que la crainte des pénalités humaines ;
Que de telles doctrines sont de nature à conduire, par l’irréligiosité des masses et l’oblitération du sens moral des populations, aux troubles et bouleversements sociaux, et affectent ainsi, en l’outrageant, la morale civile et religieuse.

Le second Attendu avait surtout quelque chose de piquant ; il reconnaissait que mon article aurait été innocent s’il avait été publié dans un recueil destiné à des lecteurs éclairés, mais il était coupable dans un journal populaire, où il était de nature à corrompre les masses. Cela revenait à dire qu’une action est d’autant plus immorale qu’elle est plus nuisible, ce qui était précisément ma doctrine. Le tribunal, sans le savoir, faisait application de mes principes pour les condamner.

Quoi qu’il en fût, j’avais mes quinze jours de prison ; je ne voulus pas aller en appel, par crainte de les perdre.

Il me restait à purger ma condamnation. Là commencèrent les difficultés.

D’abord on voulut me faire gracier. Ce n’était pas mon affaire. Je voulais souffrir pour la liberté, et puis j’étais trop indigné contre le gouvernement pour accepter de lui aucune faveur. Mais des amis de ma famille voulaient à toute force intervenir auprès du garde des sceaux ; un de mes anciens camarades du lycée Bonaparte, alors attaché au cabinet du ministre de l’intérieur, se faisait fort d’enlever ma grâce sans que j’eusse même à la demander. J’eus la grandeur d’âme de résister à toutes les instances : j’avais droit à quinze jours de prison et j’entendais les subir.

Mais où ? Régulièrement, ce devait être dans la prison de Lille. Mais cette prison n’était vraiment pas convenable. Masure, qui y avait été, m’assurait qu’on y manquait de tout ce qui est nécessaire à un détenu politique. D’ailleurs j’étais, depuis quelque temps, revenu à Paris, et il m’était plus commode d’être emprisonné à Sainte-Pélagie. Je ne suis pas bien sûr qu’il n’ait pas fallu faire quelque démarche, en dehors de moi, pour obtenir cette exception, et j’ai dû me dire alors, pour la sauvegarde des principes, que je ne devrais pas de reconnaissance à la tyrannie parce qu’elle m’aurait emprisonné ici plutôt que là.
J’allai donc, par une belle matinée de novembre, avec une valise et un sac de nuit, me constituer prisonnier au parquet du procureur impérial, dans les bâtiments du Palais de Justice. Là, on me donna un garde municipal, porteur de l’ordre d’écrou, pour me conduire à Sainte-Pélagie. En réalité, ce fut moi qui l’y conduisis, dans le fiacre qui m’attendait à la porte, et nous fûmes tout de suite dans les meilleurs termes. Je lui offris un cigare, qu’il accepta ; mais il le mit dans sa poche, en me demandant la permission de ne le fumer qu’au retour, quand il ne serait plus en service commandé.
Tout le monde sait qu’il est difficile de sortir de prison ; il n’est peut-être pas moins difficile d’y entrer. Le greffier était allé déjeuner, et l’employé qui le remplaçait ne voulut pas engager sa responsabilité : ce voyageur qui lui arrivait en fiacre avec un garde municipal lui parut louche ; il tourna et retourna l’ordre d’écrou. Je vis le moment où il allait me renvoyer bredouille. Enfin, sur les assurances de mon compagnon, qui se porta fort que j’étais bien un condamné et que c’était du parquet de la Seine qu’on m’envoyait, l’employé consentit à me recevoir et à donner décharge de ma personne à l’agent de la force publique, qui partit en me clignant de l’œil. Il eut même l’obligeance de dire tout haut que d’ailleurs je n’étais pas un grand criminel.

Ma situation n’était pas encore nette : j’étais en prison sans y être ; pour m’inscrire sur le registre d’écrou, il fallait attendre le retour du greffier.
— Entrez-là, me dit l’employé.
Il me fit passer par un corridor, ouvrit une porte et, après m’avoir poussé, la referma. Je me trouvais dans une salle basse, à demi-obscure, infecte, et j’eus vite l’explication de cette odeur en apercevant un baquet dans un coin. Il y avait aussi une demi-douzaine d’individus, loqueteux et sordides, dont les exhalaisons personnelles faisaient concurrence au baquet.
L’un d’eux, un pâle voyou, d’une vingtaine d’années, arrêté dans sa croissance par la précocité de tous les vices, me voyant entrer en pardessus et en chapeau haut de forme, avec ma valise d’une main et mon sac de l’autre, s’avança vers moi du bout de la salle en se dandinant, les mains dans les poches, et me demanda avec une curiosité sympathique :
— Monsieur vient pour adultère ?
J’avais vingt-six ans. Cette question flatta mon amour-propre. Cependant j’aurais rougi d’usurper une considération à laquelle je n’avais pas droit, et il se fit rapidement un singulier travail dans mon esprit. Il me sembla qu’en répondant que je venais pour délit de presse j’aurais l’air de me vanter ; j’avais aussi un peu honte de compromettre la dignité de la presse dans une fâcheuse promiscuité. Il ne me plaisait pas non plus de fournir des explications à ce garnement, et il me vint tout d’un coup l’idée de m’attribuer une supériorité imaginaire qui fût de nature à faire impression sur des malfaiteurs médiocres.
— Vol avec effraction, répondis-je d’un air hautain. Mais cette réponse ne produisit pas l’effet que j’en attendais. Personne ne me dit plus rien : on me regardait comme un poseur.
Ma société avec ces chenapans fut d’ailleurs de courte durée : on vint me chercher au bout de quelques instants ; le greffier procéda à l’inscription d’écrou et me remit, avec la fiche me concernant, à un gardien chargé de me conduire au brigadier.
Le brigadier avait une figure bourrue d’ancien militaire, à moustache et à barbiche blanches ; il lut la fiche qu’on venait de lui remettre, me toisa du regard et se demanda tout haut à lui-même :
— Voyons ! dans quel atelier allons-nous mettre cet homme-là ?
— Ah ! mais non, lui dis-je. Vous n’allez pas me mettre dans un atelier ; je veux aller au pavillon de l’Est.
— Au pavillon de l’Est ! s’écria-t-il, comme si j’eusse dit une énormité. Et pourquoi donc ?
— Parce que je suis condamné pour délit de presse.
— Délit de presse ? Vous appelez ça un délit de presse! En même temps il me mettait sous les yeux la fiche, où je lus avec stupeur : « Outrage public à la pudeur. » Pour le coup, je me fâchai. Je voulais bien avoir outragé la morale publique et religieuse, et j’étais décidé à tout souffrir pour la confession de mes idées, mais je ne pouvais admettre qu’on m’imputât un délit de droit commun dont la seule énonciation me révolta. Je protestai de mon innocence, ne sachant pas bien encore si j’étais victime d’une simple erreur ou d’une odieuse machination, et je demandai impérieusement à être conduit sans délai devant le directeur de la prison. Ce fonctionnaire était un homme bien élevé, avec qui je n’ai eu, au cours de ma détention, que les rapports les plus agréables. Il écouta ma réclamation et comprit tout de suite de quoi il retournait. Il voulut bien m’expliquer comment les choses avaient dû se passer : le délit d’outrage public à la pudeur était un délit courant pour lequel on entrait journellement à Sainte-Pélagie, tandis que l’outrage à la morale publique et religieuse, visé par la loi du 17 mai 1819, était un cas exceptionnel. Le greffier, en jetant les yeux sur mon ordre d’écrou, avait été frappé par les mots « outrage » et « publique » ; d’ailleurs il confondait probablement la morale et la pudeur, comme le font beaucoup de personnes, même plus éclairées, et il avait machinalement inscrit la mention à laquelle il était habitué. L’erreur était facile à réparer : la fiche fut renvoyée au greffe pour recevoir la rectification nécessaire, et je respirai en voyant que du moins le gouvernement n’avait pas eu l’intention de me déshonorer. Pendant qu’on procédait à cette formalité, le directeur m’expliqua que je m’y étais mal pris : ce n’était pas ainsi qu’il fallait procéder pour purger une condamnation de presse ; j’aurais dû venir le voir et lui annoncer mon intention de me constituer prisonnier, nous aurions pris date, et au jour fixé je serais arrivé directement à la prison, sans garde municipal, j’y aurais trouvé tout préparé pour me recevoir. Mais quand on n’a pas d’expérience on fait de ces écoles.

Au point où étaient les choses, il n’y avait pas moyen de m’installer au pavillon de l’Est. Ce n’était possible qu’avec une autorisation de la préfecture de police. Déjà je me voyais dans le dortoir commun, au milieu d’un ramassis de vilaines gens, ou occupé dans un atelier à fabriquer des abat-jour, et je m’en voulais d’autant plus de ma maladresse que je n’aurais pu crier à la persécution, puisque c’était moi qui avais eu le tort de ne pas savoir ce qu’il fallait faire. Mais le directeur, quoique suppôt de la tyrannie, y mit beaucoup de bonne grâce : il me dit qu’il allait envoyer un exprès à la Préfecture de police pour demander l’autorisation. En attendant le retour de cet envoyé, je fus déposé à la bibliothèque. J’y trouvai deux détenus qui avaient de fort bonnes façons : l’un était un vieillard à l’air vénérable, qui avait été condamné pour banqueroute, et l’autre un jeune homme qui s’était rendu coupable de détournement de mineure. Leur conversation, qui n’était pas sans charme, m’aida à supporter une attente assez longue ; ils m’offrirent même de partager leur dîner, et j’acceptai volontiers cette invitation sans cérémonie, car au milieu de tous ces incidents je n’avais pas trouvé l’occasion de déjeuner.
Ce fut à huit heures seulement que tous les papiers furent en règle, et le brigadier vint me prendre pour me conduire enfin à ce pavillon de l’Est, habituellement désigné sous le nom de pavillon des Princes, où l’on enfermait les détenus condamnés pour faits de politique ou de presse. Le brigadier, mieux renseigné sur mon compte, avait tout à fait changé d’allure et m’entoura des égards auxquels j’avais droit.
C’était un ancien geôlier du fort de Ham, où il avait gardé naguère le prince Louis-Napoléon, et il avait su s’acquitter de cette mission avec tant de tact qu’il était resté en fonctions sous Louis-Philippe et sous la République, et que l’empereur, une fois au pouvoir, lui avait donné de l’avancement en le faisant nommer brigadier à Sainte-Pélagie.
— En politique, disait-il avec une profonde philosophie, on ne sait jamais si ceux qui sont en prison aujourd’hui n’y mettront pas les autres demain.
Les circonstances ne m’ont jamais mis en position de donner à ce vieux serviteur de l’État un nouvel avancement, mais j’aime à croire que d’autres ont pu récompenser depuis lors la bonne humeur et l’aimable familiarité qu’il apportait à garder les prisonniers confiés à sa surveillance.

La cellule où je fus incarcéré était une vaste pièce connue sous le nom de « grand tombeau ». Il y avait aussi un « petit tombeau ».
Ces deux pièces avaient pour caractère commun d’être éclairées par des fenêtres assez larges, mais basses, pratiquées dans le mur à proximité du plafond : le jour qu’on recevait venait donc de haut et donnait, en effet, à celte résidence quelque chose de sépulcral.
À la rigueur, on pouvait regarder à travers les barreaux de ces ouvertures et apercevoir ainsi quelques cheminées ou des cimes d’arbres, mais il fallait pour cela monter sur une chaise après l’avoir placée sur deux tables superposées ; on y renonçait après deux ou trois essais, et on se contentait de regarder dans le ciel les nuages ou les étoiles.
Le premier soir, je ne regardai rien du tout : je me hâtai d’ouvrir mes bagages pour faire un peu de toilette, je me couchai dans le lit composé d’un matelas sur une planche avec de gros draps et une couverture de soldat, et je m’endormis profondément, satisfait d’une journée aussi bien remplie.
Ce fut le lendemain matin, en m’éveillant, que j’eus enfin la sensation d’être en prison. Il n’y avait pas de paille, mais il y avait une terrine et une cruche d’eau dans un coin, une table et deux chaises ; avec le lit, c’était tout. Je me savais enfermé : la veille au soir, en me quittant, le brigadier avait tiré deux énormes verrous comme on n’en fait plus. Inutile précaution, d’ailleurs, puisque c’était moi qui voulais faire mes quinze jours de prison.
À huit heures du matin, le brigadier vint m’ouvrir pour me souhaiter le bonjour et m’initier aux usages de la maison. Je n’étais pas tenu de rester dans ma cellule : de huit heures du matin à huit heures du soir, j’avais le droit d’aller me promener dans un préau et de circuler dans tout le pavillon de l’Est, c’est-à-dire dans l’escalier qui conduisait aux autres cellules. Quatre étaient occupées, sans compter la mienne.

Je n’avais pas l’honneur d’être connu de mes compagnons de captivité ; je demandai au brigadier si c’était l’usage que le nouvel arrivant fît des visites ; il me répondit que non seulement je serais très bien venu, mais que ces messieurs, déjà informés de mon arrivée, se disposaient à prendre les devants ; je me hâtai de les prévenir.
Le brigadier m’introduisit chez Clément Duvernois, que je trouvai avec M. Alexandre de Girardin. Tous deux étaient là, le premier pour deux mois, le second pour un mois, à la suite d’un duel qu’avait eu Clément Duvernois avec M. Francisque Sarcey. J’allai voir ensuite M. Longuet, qui avait outragé quelque chose dans un journal de la rive gauche, et Maurice Joly, condamné pour ses Dialogues de Machiavel aux enfers, où l’empire et l’empereur étaient fort malmenés. C’était lui qui était le prisonnier le plus sérieux de nous tous ; condamné à quinze mois de prison, il n’en était encore qu’à son neuvième mois, et on voyait qu’il n’en pouvait plus. Il avait cependant la cellule la plus confortable, au premier étage ; de sa fenêtre on voyait un factionnaire : c’est une distraction qui n’est pas négligeable. Et puis la cellule avait été occupée avant lui par Laurent Pichat, qui l’avait fait meubler ; il y avait des fauteuils, des rideaux de tenture, même un tapis devant le lit : enfin un luxe oriental. En partant, Laurent Pichat avait laissé cette installation à son successeur, mais Maurice Joly n’y était plus sensible. On parle légèrement de la prison quand on y a, comme moi, passé quinze jours. C’est une très bonne mesure : assez pour avoir le temps d’apprécier ce que c’est, pas assez pour en souffrir, au moins quand on est jeune et bien portant ; mais un homme qui a passé plusieurs mois en prison, même avec les tempéraments que comportait alors le régime des détenus politiques, est profondément déprimé et doit avoir besoin de quelque temps pour se remettre.
Je ne sais pas si Maurice Joly s’est jamais remis ; il a essayé de jouer un rôle dans les événements de 1870-1871 et n’y a pas réussi ; il est mort peu de temps après, de faim, a-t-on dit.
Clément Duvernois n’a pas beaucoup mieux fini ; il est mort dans la détresse, après avoir eu encore maille à partir avec les tribunaux correctionnels, mais cette fois pour des affaires financières. Seulement, avant d’en arriver là, il avait eu son heure de succès. Vers la fin de l’Empire, il s’était rallié, comme firent plusieurs autres après le plébiscite de 1870, croyant à la pérennité du régime d’alors et aux promesses de l’empire libéral. Il fit partie du dernier cabinet impérial, et non sans utilité ; car on s’accorde généralement à reconnaître qu’il a contribué pour une large part à constituer les approvisionnements qui ont mis Paris en état de soutenir un siège de cinq mois.
Je n’ai pas revu M. Alexandre de Girardin. Je sais que M. Longuet est aujourd’hui conseiller municipal de Paris.

À cinq, nous formions déjà un petit noyau en mesure de résister à l’ennui. Il y avait aussi les visites. On les recevait le plus souvent en commun, et on en recevait beaucoup. J’avais eu à fournir une liste des amis que je voulais voir, et ma liste ne souleva pas d’objections.
Géry-Legrand, mon rédacteur en chef, était accouru de Lille pour partager ma captivité autant que cela lui était possible ; c’est-à-dire qu’il venait tous les matins déjeuner avec moi et restait en prison la plus grande partie de la journée.
Le premier jour, j’avais voulu me mettre à l’ordinaire de la prison : le menu se composait, le matin, d’un morceau de bœuf dans une jatte de bouillon, et le soir d’une assiettée de haricots. On y ajoutait pour la journée un pain de munition et une chopine de vin. Le valet de chambre préposé à notre service commun, un brave garçon qui avait commis un homicide par imprudence, m’apporta cette ration en souriant. Je voulus y goûter, mais, bien que ce ne fût pas plus mauvais qu’autre chose, je me décidai dès le lendemain à faire comme les autres : je fis venir mes repas, à la carte, d’un restaurant voisin. C’était d’ailleurs un luxe inutile.
Géry-Legrand, partant de l’idée qu’en prison je ne devais être nourri que de privations, arrivait tous les jours avec des comestibles rares ou quelque bouteille de vin de Champagne. D’autres amis, dont le nom n’est pas public, en faisaient autant de leur côté, et il y avait surabondance de vivres, d’autant que Clément Duvernois et M. Alexandre de Girardin, arrivés depuis peu, recevaient aussi beaucoup de visites et force douceurs. M. Longuet, qui était déjà incarcéré depuis plusieurs mois, était un peu délaissé. Quant à Maurice Joly, il y avait trop longtemps que cela durait ; au commencement, il avait eu beaucoup de monde et quantité de ressources, mais à ce moment il ne venait plus rien ni personne pour lui.
Il est évident que, si j’étais resté longtemps, il en eût été de même pour moi, et c’eût été fort heureux ; car ce régime était trop succulent, n’étant compensé par aucun exercice, pour ne pas devenir malsain. On en pourrait presque dire autant des visites. Il est très agréable, en prison, de recevoir ses amis : on y trouve une distraction et on leur sait gré de cette marque d’attachement. Mais il est très difficile d’en restreindre le cercle ; quand des personnes qu’on connaît peu manifestent l’obligeante intention de venir visiter un malheureux prisonnier, il ne peut décliner cette offre et ne tarde pas à être envahi. Il n’y a aucun moyen de se soustraire aux ennuyeux, puisqu’on ne peut pas faire répondre qu’on est sorti, et quand arrive la fin de la journée, c’est quelquefois sans déplaisir qu’on voit venir le geôlier qui fait partir les retardataires et qu’on entend grincer derrière sa porte les verrous à l’abri desquels on se retrouve : enfin seul !

L’administration pénitentiaire se montrait très accommodante à l’égard des visites d’hommes ; il en était tout autrement quant aux visites de femmes. Je n’avais mis aucun nom de femme sur ma liste, parce qu’au moment où je l’avais envoyée, je ne savais pas si l’on n’allait pas en biffer les trois quarts pour augmenter mes tortures. Quand je vis que tous mes amis avaient passé sans observations et que je commençai, au bout de quelques jours, à souffrir les horreurs de l’isolement, j’allai trouver le directeur pour lui communiquer un nom qu’il m’aurait été très agréable d’ajouter à ceux des personnes qui me venaient voir. Le directeur me répondit que cela ne dépendait pas de lui et que tout ce qu’il pouvait faire était de transmettre ma demande au directeur général du service des prisons.
Pour mon malheur, le directeur général était alors un farouche sectaire de la moralité, publique ou privée. Il s’appelait Mettetal ; c’est un nom qui mérite l’exécration de tous les condamnés politiques encore jeunes et sensibles : il s’était fait une règle dont il ne voulait s’écarter à aucun prix, il n’admettait à visiter le détenu, même politique, que la mère, la sœur et la femme. Son prédécesseur, animé d’un esprit plus libéral, admettait la belle-sœur, ce qui était toujours susceptible de prêter à certaines interprétations. Comme on ne peut guère apporter la preuve matérielle qu’on est belle-sœur, il fallait bien se contenter de présomptions et de vraisemblances, et cela permettait du moins quelques abus. C’est à ces abus que le vertueux fonctionnaire avait voulu opposer une digue. J’essayai bien de tourner la difficulté en alléguant que la jeune personne dont je désirais recevoir les consolations, si elle n’était pas ma femme, était du moins susceptible de le devenir et que nous étions en quelque sorte fiancés, ce qui n’est jamais qu’une question de mesure. Elle y mettait d’ailleurs beaucoup de bonne volonté ; en désespoir de cause, elle alla jusqu’à offrir de venir accompagnée de sa mère. Mais le vilain homme ne voulut entendre à rien ; il ne s’était jamais départi et ne voulut pas se départir de son règlement draconien.
Je n’étais pas seul à en souffrir. Il n’y avait que Maurice Joly qui, sans doute à raison de la durée de sa peine, avait obtenu une atténuation ; encore n’était-elle due qu’à la tolérance du directeur de Sainte-Pélagie. On lui permettait de faire blanchir son linge hors de la prison ; comme il fallait venir le prendre et le rapporter, cela pouvait ouvrir la porte à des dévouements délicats. Moi, je dus me résigner au sort commun.
Au surplus, ces négociations m’avaient conduit presque au terme de ma captivité. Malgré les relations d’intérieur avec les autres prisonniers et l’affluence des visites, j’avais encore quelques loisirs. Je les employai à écrire un mauvais drame en quatre actes qui a été publié plus tard dans la Feuille des campagnes et joué, au moins une fois, au théâtre de Lille. Voilà pourtant à quoi le gouvernement expose la société en incarcérant de jeunes hommes de lettres !

Je ne sais pas quel régime on fait maintenant aux écrivains qui ont encouru les rigueurs de la justice, mais je dois à la vérité de reconnaître qu’en ce temps-là le droit commun n’était pas trop rigoureusement appliqué aux martyrs de la pensée. La législation était féroce, mais dans la pratique les fonctionnaires chargés d’assurer l’exécution des peines y apportaient certains tempéraments et, sauf l’odieux Mettetal, ne prenaient pas plus au sérieux qu’il ne convenait l’accomplissement de leur mission.
Au fond, je ne suis pas fâché d’avoir passé par là ; j’ai payé ma dette à la société, puisque j’ai fait mes quinze jours de prison, payé mes seize francs d’amende et les frais. Je puis ajouter qu’il m’a été fait amende honorable : une amnistie intervenue sous l’Empire même a effacé jusqu’aux dernières traces de ma condamnation, c’est-à-dire l’incapacité d’être électeur, garde national et juré. Pour le cas où je n’aurais pas considéré comme valable une amnistie impériale, le gouvernement de la Défense nationale a amnistié à son tour tous les délits de presse commis sous l’Empire, et cette amnistie a été prononcée une troisième fois par l’Assemblée nationale. Ce n’est pas tout : la loi du 17 mai 1819, sur l’outrage à la morale publique et religieuse, a été abrogée, de sorte que mon opinion a cessé d’être délictueuse. Bien plus, la doctrine que je soutenais est devenue officielle : elle est maintenant enseignée dans les écoles. La réparation est donc aussi complète que j’aurais pu la souhaiter. Il ne me reste que le souvenir d’avoir, au sortir de l’enfance, joué un petit bout de rôle dans les affaires du temps.
Et c’est pourquoi je ne verrai pas sans une pointe d’attendrissement la démolition de cette vieille geôle où il m’a été donné d’être victime à peu de frais, au grand scandale de personnes honorables qui m’ont cru alors perdu sans retour, et pour le plaisir que trouve la jeunesse à prendre sa part de bruit et de mouvement.

                                                                                                                                    Gaston Bergeret