La discussion du budget

Gaston Bergeret

(Scènes d’intérieur)

présentation

I

Ludovic venait d’épouser Marguerite. Ce mariage réunissait toutes les convenances, même l’amour.

Marguerite était une belle jeune fille, saine, gaie, instruite et de bonne famille ; elle avait reçu en dot un capital honorable, et si, comme il était permis de le supposer, ses parents venaient jamais à mourir, on savait qu’elle aurait à réaliser, en même temps que ces craintes, une fortune suffisante pour assurer l’avenir des enfants.

Ludovic était, comme tous les jeunes gens qui se respectent, sorti un des premiers de l’École polytechnique. Il n’avait eu par conséquent qu’à choisir sa place au banquet de la vie : il lui avait plu d’être inspecteur des finances. Comme, de son côté, il n’était ni sans patrimoine ni sans espérances, le jeune couple entrait en ménage par un chemin tapissé de fleurs.

Tout s’était passé dans les règles les jeunes gens, peu de temps après s’être rencontrés, s’étaient plu, avaient voulu se marier, et les parents s’y étaient opposés parce que le père de la jeune fille avait battu le père du jeune homme aux dernières élections pour le conseil général. Il avait fallu souffrir, lutter, attendre, et le consentement n’était arrivé qu’au moment où une plus longue contrariété serait devenue fatigante.

Enfin, la cérémonie accomplie, les nouveaux époux étaient partis en voyage, avaient goûté toutes les délices inhérentes à ce genre d’excursions et revenaient s’installer à Paris dans le coquet appartement que des tapissiers chers avaient conçu, dessiné et exécuté à leur intention.

De ce jour-là commençait véritablement l’entrée en ménage. Jusqu’alors Ludovic avait été une sorte de séducteur : c’était légitimement qu’il avait ravi Marguerite à des parents désolés ; mais cet acte n’en réunissait pas moins presque toutes les circonstances d’un enlèvement : le départ furtif, le voyage en tête-à-tête, la descente à l’hôtel, les joies de l’amour impatient et les terreurs de l’innocence inquiète. Maintenant on était plus tranquille et il s’agissait d’aborder la vie sérieuse.

Pendant le voyage, c’était naturellement Ludovic qui avait pris les billets, réglé les notes d’auberge, pourvu à toutes les nécessités de la vie : Marguerite n’avait autre chose à faire que d’admirer les cathédrales et les paysages, avoir bon appétit, se laisser aimer, rire et se reposer. Cela ne pouvait le toujours durer : il fallait bien prendre la gestion des affaires domestiques. Á Paris, ce n’était pas Ludovic qui pouvait compter avec les fournisseurs. Il y avait un système à organiser.

Ludovic était un peu gêné pour aborder ce sujet délicat. Ce n’était pas qu’il n’eût des idées nettement arrêtées : il entendait tenir la bourse. Le jour du contrat, il avait été mis en possession des titres et valeurs ; il avait inscrit les numéros sur un petit registre avec les dates d’échéance des coupons et il savait exactement ce qu’il aurait à toucher mois par mois. Le recouvrement des revenus, c’était son affaire.

Pour ses dépenses personnelles, il n’avait de comptes à rendre à personne, et, comme c’était lui qui avait loué l’appartement, il était tout naturel qu’on lui présentât les quittances de loyer.

Mais pour les dépenses du ménage il était bien obligé de donner de l’argent à sa femme. Combien fallait-il lui donner, et valait-il mieux compter par an, par trimestre, par mois ou par semaine ? Par an, c’eût été une bien grosse somme à la fois ; par semaine, c’eût été bien fréquent. Le règlement par trimestre eût été le plus commode : il aurait concordé avec les grosses recettes. Seulement il y avait à craindre qu’une nouvelle mariée, inexpérimentée et peut-être capricieuse, ne dépensât trop au commencement du trimestre et ne se trouvât à court vers la fin. Le règlement par mois semblait donc préférable, comme permettant de suivre de plus près les fluctuations de la dépense.

Quant au chiffre, quelques tâtonnements devaient être nécessaires : il valait mieux commencer par un chiffre modeste, qu’on augmenterait si c’était nécessaire, que de lâcher tout de suite un chiffre élevé qu’il serait ensuite très difficile de réduire.

Il y avait aussi la question des dépenses personnelles de Marguerite. Ludovic était trop amoureux de sa femme pour songer à lui refuser, non seulement le nécessaire, mais les fantaisies les plus superflues. Elle n’eût eu qu’à laisser paraître le plus fugitif désir d’une toilette, d’un meuble ou d’un bijou, pour qu’il se précipitât chez le marchand. Encore était-il bien aise de savoir à quoi s’en tenir, de ne pas ouvrir un crédit illimité et de conserver, pour le principe, un certain droit de contrôle.

Tout cela était difficile à dire. C’était dans l’intérêt commun et par conséquent dans l’intérêt de Marguerite elle-même que Ludovic se préoccupait de sauvegarder les règles d’une sage économie. Mais il était possible qu’une femme très jeune, peu familière avec les questions d’argent, encore dans le premier épanouissement d’une tendresse aveugle et d’une confiance sans bornes, prît mal des mesures suggérées cependant par la prudence et les interprétât dans un sens fâcheux. Elle s’attendait peut-être à ce qu’on lui donnât tout simplement une clef du tiroir où était l’argent, en lui disant de prendre ce dont elle aurait besoin. Y aurait-il eu une comptabilité possible dans de pareilles conditions ?

En fin de compte, Ludovic, reculant devant une explication catégorique, porta de l’argent à sa femme et lui dit gentiment que, lorsqu’elle n’en aurait plus, elle n’aurait qu’à le dire. Marguerite, qui ne s’attendait à rien, prit l’argent d’une main distraite et embrassa étourdiment son mari, de sorte qu’il pût croire le pas franchi. Aussitôt qu’il fut parti, elle se mit à réfléchir sérieusement et ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle n’était pas du tout contente.

– Comment ! se disait-elle, est-ce qu’il a la prétention de me mettre à la portion congrue ? Voilà donc la somme à laquelle il chiffre sa confiance en moi ! Jusque-là, je peux aller. Si je gaspille, la perte ne sera pas lourde et il sera toujours temps de me faire des observations. Et quand j’aurai fini l’argent, il faudra que j’aille lui en redemander chaque fois que j’en aurai besoin. Ah ! mais non ! Et puis je n’aurais jamais la libre disposition d’une somme de quelque importance. Je ne pourrais pas faire une bonne œuvre sans le dire, obliger une amie sans la permission de mon mari, lui faire un cadeau à lui-même sans lui avoir préalablement demandé des ressources. Non. Ce n’est pas possible.

Elle voulait lui reporter l’argent et lui expliquer tout de suite que les choses ne pouvaient s’arranger de la sorte et qu’elle prétendait n’être pas ainsi tenue en bride. Comme il était sorti, elle dut attendre ; elle eut le loisir de retourner la question sous toutes les faces et d’apaiser sa première émotion. Quand il rentra, elle ne lui parla de rien et fut aussi souriante que jamais.

Á quelques jours de là, on avait eu quelques personnes à déjeuner et l’on venait de rentrer au salon. Marguerite disparut un instant pour aviser à des détails intérieurs, puis elle revint et, s’adressant à son mari, tout haut au milieu du silence général, elle lui dit d’une voix douce :

– Mon ami, voulez-vous me donner de l’argent pour payer le charbonnier ?

Ludovic fut horriblement vexé : ses hôtes de ce jour-là étaient précisément des personnes notables auprès desquelles il tenait à avoir un certain prestige. On eût dit que Marguerite avait fait exprès d’agir à contre-temps en venant jeter dans une réunion de cérémonie cet incident vulgaire qui était à lui seul toute une révélation sur le mécanisme du ménage.

Quand les époux se retrouvèrent seuls, Ludovic fit des représentations à sa femme ; celle-ci, ouvrant de grands yeux, répondit qu’elle n’avait rien fait dont on pût s’étonner : on devait bien penser qu’il y avait un charbonnier et que, par conséquent, il fallait le payer. Sa demande avait pu donner à croire qu’elle n’avait pas d’argent ; mais, en effet, elle n’en avait plus.

Une autre fois, Ludovic était dans son cabinet avec des camarades de promotion quand Marguerite, habillée pour sortir, entra en s’excusant de déranger les fumeurs : elle n’avait pas d’argent pour prendre une voiture.

Pour le coup, il n’y avait plus à douter : Ludovic était en présence d’une machination méchamment ourdie. Et il eut beau dire : le cas se reproduisit encore. En vain, pour en prévenir le retour, augmentait-il chaque fois la somme qu’il remettait à sa femme : celle-ci trouvait toujours le moyen d’être à court au moment le plus inopportun. Elle achetait plusieurs pièces de vin à la fois, faisait des provisions de sucre pour toute sa vie, provoquait des mémoires de toutes sortes et payait toujours comptant de façon à rester sans un sou.

Quand Ludovic eût reconnu que c’était un parti pris, il se dit qu’il fallait jouer serré. Il était de la plus haute importance pour l’avenir de ne pas être battu dans ce premier engagement : s’il avait cédé, sa femme aurait vu qu’il suffisait de lui tenir tête pour avoir raison de sa volonté et il n’aurait plus été le maître. En tenant bon, au contraire, il devait montrer que, lorsqu’il avait pris une résolution, il n’y avait plus à y revenir. Il fallait seulement apporter dans les formes tous les ménagements nécessaires pour ne pas laisser dégénérer ce dissentiment en conflit aigu. Marguerite apportait dans son hostilité toute la bonne grâce imaginable : elle ne boudait ni ne criait, elle était toujours gaie et affectueuse, mais elle dépensait tout ce qu’elle pouvait et affectait de ne pas connaître la valeur de l’argent. Ludovic, dans l’idée que c’était un moment à passer, ne faisait plus aucune observation et donnait tout ce qu’on lui demandait, en écrivant ostensiblement chaque remise de fonds.

Il ne tarda pas à se féliciter de cette belle résistance et put bientôt constater que Marguerite était devenue plus raisonnable, si raisonnable même qu’il commença à n’y plus rien comprendre. Il y avait très longtemps qu’elle ne lui avait demandé d’argent, et elle continuait à s’en passer. Comme la maison continuait son train, il fallait que Marguerite laissât s’accumuler les notes sans les payer, ce qui devait être d’un effet déplorable sur l’esprit des fournisseurs. Même avec ce système on ne s’expliquait pas qu’elle pût faire face à toutes les nécessités : il y a des dépenses qui se payent tous les jours et il n’était pas probable qu’elle allât jusqu’à demander aux domestiques de lui faire crédit de leurs gages. Á la fin Ludovic n’y tint plus et lui demanda comment elle s’y prenait pour vivre avec tant d’économie. Elle répondit qu’elle était lasse de toujours demander de l’argent et que, depuis quelque temps, elle prenait pour les besoins du ménage sur les trois mille francs que son oncle lui avait donnés, le jour des noces, pour s’acheter un bibelot à sa fantaisie.

Ludovic se récria contre un procédé qui ne tendait à rien moins qu’à le faire passer pour un mari avare, et voulut rétablir immédiatement les trois mille francs qui avaient été détournés de leur destination. Il ajouta qu’il ne comprenait pas ces scrupules, qu’il n’avait jamais donné lieu de lui attribuer des dispositions à la lésinerie et qu’on ne pouvait lui reprocher de prendre note des versements qu’il faisait à la caisse commune : c’est la première règle de l’économie domestique.

Il ne put la convaincre. Elle soutenait que, n’ayant pas de budget régulier, elle ne pouvait se rendre compte de la proportion à conserver dans les dépenses ; pour avoir une base d’opérations, il lui aurait fallu savoir combien elle avait à dépenser par an, toucher régulièrement ses trimestres ou ses mois et avoir une certaine latitude dans les mouvements. Alors elle aurait pu tenir des comptes, mettre la maison sur le pied convenable et marcher tranquillement en sachant où elle allait. Puisque Ludovic préférait garder la direction des fonds, il était préférable qu’il assumât toute la responsabilité ‘et qu’il comptât lui-même avec la cuisinière et les marchands. Elle aimait mieux se désintéresser complètement d’une gestion sur laquelle elle était sans influence.

Ludovic tint bon. Il prétendait que son système réunissait tous les avantages Marguerite n’avait qu’à lui dire de combien elle avait besoin et il ne faisait jamais d’observations sur le chiffre ; seulement il pouvait ainsi centraliser les notes, avoir une comptabilité et tenir la dépense en main. Il vit bien qu’il n’avait pas fait entrer la persuasion dans l’esprit de sa femme, mais il pensa qu’elle serait bien obligée de finir par accepter cette organisation. Á supposer qu’elle employât une seconde fois les trois mille francs de l’oncle, elle en verrait la fin et serait réduite à capituler. Une fois le principe admis, tout marcherait à souhait et il n’y aurait plus qu’à être heureux, le mari se faisant un plaisir d’aller au-devant des désirs de la femme, et la femme, subordonnée, ne pouvant engager aucune dépense importante sans l’aveu du mari.

Cependant Marguerite continuait à ne rien demander. On pouvait croire que c’était parce qu’elle n’avait pas de grands besoins : le ménage ayant été monté très complètement au début, il était naturel qu’il y eût une période d’accalmie dans les achats. Ludovic ne tarda pas à s’apercevoir qu’il n’en était rien ; bien qu’il ne payât pas, il entrait continuellement de nouveaux objets dans la maison. Il voyait arriver de gros paquets des magasins de nouveautés, des ustensiles de toutes sortes, des envois de modistes ou de couturières. En somme, son contrôle était absolument nul et il prévoyait qu’au premier jour il allait se présenter une formidable liasse de factures qu’il faudrait acquitter en bloc.

Les factures n’arrivaient toujours pas et, un jour, en voyant un nouveau chapeau, il se hasarda à demander à sa femme avec quoi elle l’avait payé. Elle n’avait pas eu à le payer : c’était sa mère qui lui en avait fait cadeau. Et la dernière robe ? C’était sa marraine qui la lui avait donnée. Et cette ombrelle ? Cela venait de sa belle-sœur.

– Mais vous êtes à la mendicité s’écria Ludovic. Est-ce que vos moyens ne vous permettent pas de vous habiller vous-même, sans recourir à la générosité de vos parents ? Elle répondit sans se fâcher, comme une personne qui ne veut pas donner d’explications et qui est décidée à continuer. Le conflit prenait des proportions alarmantes. Il était évident que, pour accepter tous ces cadeaux, Marguerite avait dû faire connaître à sa famille les raisons de son apparente détresse. Et tout le monde devait croire que Ludovic était un tyran domestique qui laissait sa pauvre femme manquer de tout.

Il résolut d’avoir avec elle une explication sérieuse et lui demanda où elle voulait en venir.

Ce qu’elle voulait, c’était savoir exactement le chiffre de leur revenu annuel, en faire trois parts dont la proportion serait à débattre amiablement : une pour Ludovic, dans laquelle elle n’aurait rien à voir ; une pour elle, dont elle ferait ce qu’elle voudrait ; et une pour la maison, dont elle aurait la gestion, mais pour laquelle elle consentait à rendre des comptes.

Quant à demander de l’argent au jour le jour, à mesure que les besoins se présenteraient, elle ne voulait pas y consentir. Que Ludovic s’arrangeât, s’il le voulait, avec le boucher et le boulanger, qu’il payât les domestiques et réglât tous les comptes : elle n’y faisait aucune opposition ; mais elle ne s’occuperait pas plus longtemps du ménage dans les conditions qu’on voulait lui imposer.

Ludovic essaya de plaisanter sur les suites que pouvait avoir cette rébellion ouverte ; elle répondit sans rire que, dès le lendemain, elle ne commanderait plus le déjeuner, qu’elle allait user les robes qu’elle avait et qu’ensuite elle sortirait avec des manches trouées au coude et des manteaux sans boutons.

Il voulut alors argumenter sérieusement et lui expliquer les raisons qui autorisent un mari à conserver la haute main sur la direction des affaires communes ; elle se fâcha, éleva la voix, frappa sur la table, trépigna des pieds et finalement se trouva mal.

Ludovic fut d’abord stupéfait de voir sa femme, dont il connaissait toute la délicatesse, recourir à un moyen aussi grossier que l’évanouissement, et il eut un instant l’idée de lui donner une bonne leçon en se mettant à lire le journal jusqu’à ce qu’elle eût daigné reprendre ses sens. Mais ce procédé lui sembla trop dur et il ne crut pouvoir se dispenser, par politesse, de lui faire respirer des sels, de lui jeter quelques gouttes d’eau sur la figure et de lui taper dans les mains.

Il s’aperçut que les mains étaient froides, que la figure était livide et qu’en somme Marguerite était réellement évanouie. Il fut aussitôt pris de la plus vive inquiétude, et en un instant toute la maison fut sens dessus dessous. Le médecin, mandé en toute hâte, examina avec le plus grand soin l’intéressante malade qui venait à peine de rouvrir les yeux ; il l’interrogea et l’ausculta, rédigea une longue ordonnance qui prescrivait dans le plus grand détail des précautions minutieuses pour les différentes circonstances de la vie, et annonça qu’il reviendrait. Ludovic le reconduisit, alarmé par ce déploiement de forces médicales, et lui demanda avec un regard anxieux

– Docteur, est-ce que c’est sérieux ?

– Très sérieux, répondit le savant praticien.

Et, se penchant vers Ludovic, il ajouta quelques mots à voix basse.

Le domestique, qui tenait la porte ouverte à ce moment, fut stupéfait de voir le visage de son maître s’éclairer, à cette communication, d’une expression radieuse. Naïf comme doit l’être un bon domestique, il ne comprit que longtemps après comment l’état d’une jeune femme peut à la fois être très sérieux et ne causer à son mari que de l’allégresse. En effet, Ludovic avait peine à contenir sa joie : la première fois, on est toujours content. Mais il savait aussi que cette situation commande les plus grands ménagements et qu’une simple contrariété peut compromettre l’avenir de la famille. Il retourna auprès de sa femme, éloigna tout le monde, lui révéla la gravité de son état et, tout en la câlinant et la dorlotant, reconnut qu’au fond elle avait raison. Dès le lendemain, ils discuteraient ensemble les bases de leur budget.

Il avait perdu la première manche.

II

Marguerite n’abusa pas des avantages que lui donnait sa situation : elle avait tenu à faire triompher dans sa maison les grands principes qui s’appellent ailleurs le consentement de l’impôt, le droit de discuter le budget, la représentation de la minorité et la publicité des comptes ; mais, comme toutes les oppositions qui arrivent au pouvoir, elle eut à cœur d’établir que, dans la pratique, on pouvait très facilement s’entendre avec elle.

On commença, suivant la règle, par établir les prévisions de recettes pour le prochain exercice. Ce budget se présentait dans les conditions les plus favorables, les ressources étant aussi certaines qu’elles peuvent l’être et assez variées pour qu’on ne fût jamais exposé à tout perdre en même temps. Il y avait le traitement de Ludovic, traitement payé par l’État et sujet à retenue, ce qui, sans assurer l’inamovibilité, offrait cependant des garanties sérieuses ; puis une petite maison de rapport qui constituait la dot de Ludovic et dont le revenu n’aurait pu être atteint que par l’éventualité peu vraisemblable de la baisse des loyers ; enfin les titres, nominatifs ou au porteur, des valeurs qu’avait apportées Marguerite.

Comme cette explication avait lieu dans le cabinet de Ludovic, il n’eut qu’à étendre la main pour ouvrir les tiroirs où se trouvaient les papiers, et Marguerite, doucement appuyée sur l’épaule de son mari, vit défiler devant ses yeux les quittances de loyer de l’année courante, les bonnes vieilles actions dont le papier jauni était usé sur les plis, et les belles obligations toutes neuves, bleues, vertes et roses, en papier fort et lustré. Elle passait la revue de l’effectif financier. Quand on fit l’addition, elle se trouva plus riche qu’elle n’avait pensé. Ludovic crut devoir lui faire remarquer que c’était elle qui avait fourni la plus grosse part de ce total ; elle le gronda de cette distinction : est-ce qu’il y avait quelque chose à lui et quelque chose à elle ? Tout était ensemble, confondu dans un sort commun, aussi bien que leurs vies, leurs cœurs et leurs espérances.

Après cette reconnaissance de l’actif et avant d’aborder l’examen plus délicat des dépenses, Ludovic prit une voix grave pour expliquer à sa femme qu’il y a un principe dont on ne doit jamais se départir dans l’administration d’une fortune : c’est qu’il ne faut pas dépenser la totalité de son revenu. Quand on est riche, c’est plus facile ; quand on est pauvre, c’est plus nécessaire. Si l’on s’écarte de cette règle, on est sûr d’avance qu’on aboutira à la ruine, parce qu’il arrive toujours un moment où l’on fait des pertes. Si l’on n’a pas de réserve pour y pourvoir, on se trouve dans l’embarras.

Même sans pertes et par la force naturelle des choses, la fortune tend toujours à se détruire ; l’intérêt de l’argent a une tendance irrésistible à la baisse, de sorte qu’avec le même capital on voit insensiblement diminuer son revenu. D’autre part et par un mouvement corrélatif, le prix de toutes les marchandises tend continuellement à monter et on ne peut jamais se procurer les mêmes objets pour le même prix que l’année précédente, de sorte que, même avec un revenu constant, on s’appauvrit sans cesse.

Pour lutter contre cette double cause de décadence, il n’y a que deux moyens : augmenter tous les ans ses bénéfices, ce qui n’est possible que dans le commerce, ou économiser sur ses revenus annuels une somme suffisante pour augmenter son capital dans la proportion où il se déprécie.

– Tout le monde sait cela, répondit Marguerite : ce n’est que de l’économie politique.

Les observations de Ludovic avaient un objet plus immédiat : c’était de réserver pour lui seul la libre disposition de toutes les sommes qui, affectées à l’avenir, n’entreraient pas dans la dépense annuelle. Marguerite pressentit le coup et insinua que, pour le placement des économies, elle n’était pas si étrangère aux choses de la vie qu’elle ne pût à l’occasion être de bon conseil. Mais l’explication ne fut pas poussée à fond et la question resta en suspens.

Sur le chiffre du crédit à consacrer aux dépenses du ménage, la jeune femme se montra si réservée que ce fut lui qui dut insister pour faire voter une somme suffisante : il ne voulait pas que sa femme connût cette gêne quotidienne qui est à la fois le plus affreux des tourments et le dissolvant des unions les plus cordiales, et puis il ne voulait pas non plus s’exposer à être mal nourri.

Le débat qui s’engagea sur les détails constitua plutôt un échange d’observations amicales qu’une véritable discussion ; c’est ainsi que les choses se passent entre le gouvernement et la commission du budget, quand le parlement a confiance dans le cabinet et que le cabinet ne cache rien au parlement.

L’assimilation est d’ailleurs facile à suivre entre le budget d’un État et celui d’un particulier.

Affaires étrangères. – Frais de représentation pour recevoir convenablement les puissances étrangères. Frais de voyages et de courriers. Présents diplomatiques aux personnes qui peuvent être utiles. Dépenses secrètes pour surveillance des menées hostiles.

Marine et guerre. – Distribution d’eau et mesures contre l’incendie. Fortification des portes et fenêtres. Chasse et pêche. Cartes et plans. Panoplies.

Justice et cultes. – Procès civils pour la sauvegarde des revenus. Amendes pour contraventions de simple police. Secours aux églises et presbytères. Denier de Saint-Pierre. Quêtes à domicile. Pain bénit.

Intérieur. – Loyer. Entretien du mobilier. Chauffage, éclairage et blanchissage. Frais de protection des enfants du premier âge. Médecine non gratuite à la ville et à la campagne. Célébration de la fête nationale et des fêtes de famille. Surveillance des domestiques, concierges et libérés. Fleurs. Pas de fonds secrets.

Instruction et beaux-arts. – Livres, revues et journaux. Éducation des enfants. Accord du piano. Encouragements aux artistes. Spectacles et concerts. Achats d’objets d’art.

Agriculture, industrie et commerce. – Encouragements par voie de consommation à la culture du blé et de la vigne, à l’élève du bétail et à la production naturelle de toutes les denrées de table. Mesures sanitaires contre l’invasion des épidémies.

Travaux publics. – Routes et ponts. Frais de parcours en chemin de fer, voiture, omnibus et bateau.

Postes et télégraphes. – Correspondances de toute nature.

Finances. – Service de la dette (mémoire). Frais de régie, de perception et d’exploitation des revenus privés.

L’accord se fit aisément sur tous ces points. Il s’agissait de dépenses d’intérêt commun que les deux parties en présence avaient un égal avantage à effectuer dans des conditions satisfaisantes. II y eut un peu plus de tiraillements pour les dépenses personnelles de chacun.

Ludovic avait habilement proposé d’attribuer le même chiffre à sa femme et à lui-même, à défaut de base plus équitable. Mais Marguerite ne comprenait pas bien quelles dépenses personnelles pouvait avoir son mari ; elle lui accordait volontiers de quoi payer son tailleur, ses cigares et ses voitures. Qu’avait-il besoin de plus ? De quoi inviter ses amis à dîner au restaurant ? C’était un chapitre obscur, mal défini, sans contrôle, sous le titre duquel pouvaient se glisser des abus, non seulement au point de vue de la dépense, mais dans l’usage de la liberté qu’elle comportait. Où commencent et où finissent les amis ? S’il y en a de mariés, est-ce qu’on invite aussi leurs femmes ? Sont-ils toujours mariés à l’église ? Et quand ils sont garçons, ont-ils le droit d’amener d’autres personnes ? On ne sait jusqu’où cela peut aller.

Lui, de son côté, s’étonnait des choses les plus simples. Il ouvrait de grands yeux au prix d’une robe tout unie, ne comprenait pas que la laine coûtât plus cher que la soie et se récriait sur l’exagération des façons.

Marguerite apporta beaucoup de bonne grâce dans ce léger débat ; elle n’insista pas sur le chapitre des amis, s’en remettant à la bonne foi de son mari, sauf à y avoir l’œil, et sur le chapitre de sa toilette elle fit toutes les concessions qu’on voulut : elle savait bien qu’il lui suffirait de n’être pas très élégante pour provoquer les réclamations de Ludovic et amener une augmentation spontanée de ce crédit.

– Et le budget extraordinaire ? demanda-t-elle. Nous n’avons pas de budget extraordinaire !

– Mais nous n’en avons pas besoin.

– Tout le monde a un budget extraordinaire : l’État, les départements et les communes.

– C’est un tort. Avec les budgets extraordinaires, on grève l’avenir. Dans un budget bien réglé, tout est prévu.

– Enfin ! fit-elle en se résignant ; s’il survenait par hasard des besoins exceptionnels, nous aurions heureusement le moyen d’y pourvoir avec les excédents de recettes que nous avons eu la sagesse de mettre en réserve.

Ludovic insista sur une dernière recommandation, relative à la spécialité des crédits ; il fit comprendre à sa femme toute l’importance qu’il y avait à ne pas s’écarter en cours d’exercice des bases de prévision réglées à l’avance. Lorsqu’un chapitre est sur le point d’être épuisé, il faut ralentir la dépense, attendre l’exercice suivant pour engager de nouveaux achats et ne pas prendre sur un autre chapitre qui peut, à un moment, paraître largement pourvu, mais qui ne l’est pas trop puisqu’il a été arrêté à ce chiffre dans une délibération prise en commun et à tête reposée. Ce fut entendu et Ludovic se retira satisfait d’un entretien dont il avait appréhendé l’issue ; il avait affaire à une femme raisonnable, et, s’il avait dû transiger sur son droit d’être le maître absolu de la dépense, du moins pouvait-il espérer qu’il ne serait fait de ses concessions qu’un usage modéré et salutaire. Á ce prix, il avait conjuré bien des orages. La politique n’est autre chose qu’une transaction entre les principes et les circonstances.

III

Á partir de ce jour, en effet, la plus franche cordialité présida aux rapports de ces jeunes gens. Ludovic travaillait ; au milieu de ses travaux même les plus ardus, le souvenir de Marguerite, surgissant à travers les chiffres, amenait le sourire sur ses lèvres et remplissait son cœur : il aimait, se sentait aimé, n’avait ni regrets du passé, ni souffrances présentes, ni souci de l’avenir, et, peu à peu, il commença à engraisser. Marguerite, comme on sait, avait besoin de ménagements : elle ne dansa pas cet hiver-là ; Ludovic la faisait sortir à pied tous les jours pour qu’elle prît l’exercice nécessaire, et, quand il y avait une course à faire en voiture, on recommandait au cocher de passer par les rues pavées de bois.

L’intimité devenait charmante ; on était bien obligé de recevoir la famille, on invitait aussi quelques amis, même des garçons, pour ne pas avoir l’air ridicule, mais on attendait avec impatience l’heure du départ et, quand on se retrouvait en tête-à-tête, c’étaient de douces causeries, jamais très longues parce qu’on se couchait de bonne heure. Marguerite s’appliquait à prendre intérêt aux occupations de son mari ; elle se mit au courant de tout ce qui concernait le personnel de l’administration, donna son avis sur la marche à suivre, sur les jalons à planter en vue de l’avancement, sur l’attitude à observer à l’égard des chefs actuels, de ceux qui pouvaient le devenir et même, par délicatesse, de ceux qui l’avaient été. Elle coupait les pages des livres qui paraissaient, pour rester au niveau intellectuel des hommes et pour tuer le temps, sans rien négliger cependant de ce qui pouvait contribuer à entretenir et à faire valoir sa beauté, naturellement menacée par la conjoncture.

Tant de sagesse ne fut pas inutile. Un troisième personnage, très petit, mais très bruyant, vint donner un démenti éclatant aux gens qui s’alarment de la dépopulation en France : il était, suivant l’usage, d’une rare beauté et donna dès le premier jour les signes d’une intelligence extraordinaire.

Désormais le groupe était complet et, pendant les mois qui suivirent, le ménage fut si heureux, il donna tant de satisfaction aux vœux de la nature et de la société, qu’il n’y a plus rien à en dire.

IV

Vers la fin de l’exercice, Marguerite, au cours d’un des entretiens cordiaux qu’elle avait souvent avec son mari, lui exposa que c’était tout juste, et en faisant des prodiges d’ordre et d’économie, qu’elle était arrivée à pourvoir aux besoins de l’année avec les ressources correspondantes. Enfin elle y était arrivée, ou, s’il s’en fallait de quelque peu, l’écart n’était pas considérable : il n’y avait guère que la modiste et la couturière qui pussent avoir encore quelque petite note à présenter.

Mais il ne fallait pas espérer qu’il en fût de même pour l’exercice qui allait s’ouvrir, parce qu’il y avait une grosse dépense qui s’imposait d’une façon absolue : le cher petit enfant qui était la joie de la maison avait joui jusqu’alors d’une excellente santé ; pour conserver ce précieux avantage, il était indispensable de lui faire respirer l’air pur de la campagne pendant les mois d’été. Il n’était pas malade, mais il ne fallait pas attendre qu’il le fût pour prendre les précautions que recommande une sage hygiène de l’enfance, et le médecin, consulté à cet effet, avait reconnu que la verdure des arbres est bien préférable à la réverbération des murs blancs pour la formation et l’entretien des organes visuels ; il n’y a d’ailleurs rien de tel qu’une pelouse pour coucher les enfants et leur permettre d’agiter les bras et les jambes sans danger de se faire mal.

Or la location d’une petite maison avec un grand jardin aux environs de Paris n’avait pas été prévue dans l’établissement du budget, et il était bien évident qu’on ne pouvait y faire face sans un crédit supplémentaire. Ludovic ne saisit pas du premier coup d’œil toute la nécessité de cette villégiature : il prétendait que beaucoup d’enfants sont élevés à Paris et parviennent cependant à l’âge d’homme sans que leur santé semble compromise ; mais il dut finir par reconnaître qu’il n’avait pas de compétence spéciale en cette matière. Il objecta que cette installation rurale le mettrait dans l’obligation de faire presque quotidiennement en chemin de fer un voyage fastidieux, aller et retour ; mais il n’avait pas assez mauvais cœur pour sacrifier l’intérêt de l’enfant à des préoccupations égoïstes, et il se résigna.

Quant à la dépense, cette nouvelle charge devait évidemment jeter la perturbation dans l’équilibre budgétaire. Marguerite, qui avait réponse à tout, insinua qu’on pourrait, pour cette année-là seulement, ne pas faire d’économies. Mais il se récria hautement : si, dès la seconde année, on touchait au fonds de réserve, on créait un déplorable précédent sur lequel il serait très difficile de revenir. On prendrait l’habitude de dépenser tous les revenus et l’on se trouverait au dépourvu le jour où il surviendrait quelque circonstance inattendue qui exigeât un effort. Une fois dans cette voie, on ne s’arrête plus et l’on aboutit à la banqueroute.

Marguerite saisit cette occasion de rappeler qu’elle avait insisté pour la création d’un budget extraordinaire. Si on l’avait écoutée, on ne se serait pas mis dans l’embarras. Mais en vain exposa-t-elle que la naissance d’un enfant est une circonstance relativement exceptionnelle, qu’il est tout au moins permis de n’en pas prévoir le retour tous les ans, que d’ailleurs, une fois qu’on aurait la maison de campagne, elle ne coûterait rien de plus pour deux et, en mettant les choses au pis, pour trois enfants que pour un seul ; en vain ajouta-t-elle qu’il s’agissait d’une dépense reproductive puisque l’enfant retrouverait en force, en agilité et en bonne humeur pendant toute sa vie, les quelques billets de mille francs dont ne s’augmenterait pas son patrimoine, et qu’une économie était mal entendue quand elle avait pour contre-partie un sacrifice sur les conditions de la santé, surtout à un âge où les moindres influences climatériques peuvent exercer une action décisive : il soutint d’une main ferme la principe des excédents de recette.

La jeune mère n’insista pas sur ce point : la seule chose qui lui importât, c’était d’assurer au pauvre petit la salubrité du grand air, et elle ne serait pas embarrassée pour lui procurer ce bienfait sans que la maison s’en ressentît. Il lui suffirait pour cela de renoncer à des toilettes coûteuses dont elle n’avait aucun besoin : en s’habillant plus simplement et en ne sortant pas le soir, l’hiver suivant, elle retrouverait facilement l’équivalent de la nouvelle dépense.

Il y eut alors un combat de générosité. Ludovic n’entendait pas que sa femme fût vêtue comme une pauvresse et rompît toutes relations avec le monde ; c’était lui qui payerait la petite maison de campagne sur ses ressources personnelles, dont il n’avait pas l’emploi, sans que Marguerite eût rien à changer à son train de vie.

Seulement il se trouva qu’au lieu d’une petite maison on fut amené à en louer une assez grande pour recevoir au besoin quelques personnes, et, à la fin de l’année, tout l’argent de poche de Ludovic y avait passé, et les économies aussi, bien que Marguerite eût fait faire une robe de moins et eût porté tout l’été un chapeau de trois francs.

En présence d’un résultat aussi désastreux, Ludovic n’hésita pas à proclamer qu’il était urgent de faire des réformes. Puisqu’on avait jugé utile d’avoir une maison de campagne, et il reconnaissait maintenant qu’on ne pouvait plus s’en passer, il fallait réduire d’autres chapitres et reviser les bases d’évaluation. Pour faire ce travail, il était nécessaire de se reporter aux comptes de l’année qui venait de finir.

Marguerite apporta ses registres ; il y en avait de toutes les formes et de toutes les couleurs : d’abord une série de quatre, reliés en veau, avec des dos rouges, des filets d’or, des tranches chinées et des fers appliqués très finement, contenus dans un étui qui fermait à clef, avec secret ; puis un gros livre à dos de drap vert et à coins de cuivre ; un registre très long et très étroit, un autre très bas, mais très large, un carnet de poche et une couverture de carton recouvert de toile où il y avait beaucoup de ficelles pour classer les factures ; mais les factures étaient à part. Elle apporta aussi la caisse, qui se composait d’un tiroir de cabinet du Japon, dans lequel il y avait des billets de banque, des sous, des photographies, de l’or, des fleurs sèches, des cheveux de Bébé, un flacon d’éther et des lettres de Ludovic. On s’installa commodément et on procéda à l’examen de la comptabilité.

C’était affreux.

Les registres étaient parfaitement combinés : il y avait des colonnes spéciales pour tous les usages de la vie avec des en-tête imprimés où étaient prévues toutes les dépenses qu’on peut faire ; il y avait même des titres qui donnaient l’idée de dépenses auxquelles on n’aurait jamais songé tout seul, et des pages de récapitulation à l’aide desquelles on aurait pu se rendre compte, si on les avait remplies, de tout ce qu’on avait dépensé dans l’année en mercerie, en papeterie, en confiserie, en parfumerie, en produits de toutes les industries. On avait cependant craint d’oublier encore quelque chose et il y avait une colonne pour les dépenses diverses. C’était, malheureusement, la plus chargée. Á première vue, il semblait que tout eût passé aux dépenses diverses.

De loin en loin il y avait un article qui figurait dans sa colonne, quelquefois avec des annotations bizarres comme :

Mercerie. – Douze bonnets pour cet amour de Bébé.

Voitures. – Visite à Charlotte. En voilà pour longtemps !

Total. – Ludovic, je t’adore !

Il fallut élaguer beaucoup de détails, refaire les additions, reporter les totaux pour arriver à une récapitulation d’ensemble, et, en rapprochant le chiffre des recettes de celui des dépenses, on put constater qu’il devait rester en caisse 560 francs. Il en restait 2 800.

Au premier abord, on est toujours tenté de se féliciter quand on se trouve de l’argent de trop ; mais cette satisfaction dure peu. En effet, il ne fut pas besoin de longues recherches pour s’apercevoir qu’on venait de toucher des coupons afférents à l’exercice suivant. Il ne fallait donc pas les faire entrer en compte et, si on les déduisait, ce n’était plus un excédent, c’était un déficit qu’il y avait dans la caisse, le hideux déficit qui ne montre sa face contorsionnée qu’aux veilles de crises.

Marguerite ne comprenait pas d’abord qu’il pût lui manquer tant d’argent ; mais elle se rappela qu’elle avait mis cinq cents francs dans sa boîte à gants pour les cadeaux qu’elle aurait à faire au jour de l’an, cent cinquante francs entre ses mouchoirs pour une bonne œuvre à laquelle elle s’intéressait, et huit cents francs dans le bureau de Ludovic, comme première mise pour l’achat éventuel d’un lustre reconnu de première nécessité.

C’est-à-dire qu’elle avait une foule de petites caisses spéciales qui étaient chargées de pourvoir à une dépense déterminée et qui s’alimentaient avec des ressources non classées. Ainsi les cinq cents francs du jour de l’an étaient un cadeau de sa marraine ; sur les cent cinquante francs qui attendaient entre les mouchoirs, il y avait quarante francs gagnés au jeu, soixante francs représentant le prix d’une loge de théâtre qu’elle avait dû prendre et qu’elle n’avait pas prise, et cinquante francs qu’elle avait économisés au jour le jour sur le pâtissier. Les huit cents francs du lustre représentaient la prime de quelques obligations qui étaient sorties ; elle attendait qu’il en sortît d’autres pour compléter la somme.

Tout cela était, au fond, très honorable, mais d’une irrégularité manifeste : les caisses spéciales font le désespoir de tous les hommes qui s’occupent sérieusement de finances, parce qu’elles ont pour premier effet de masquer le véritable total de la dépense en donnant lieu à des comptes particuliers en dehors du budget normal, qui est seul apparent, et parce qu’elles peuvent prêter aux plus graves abus par les reports d’un exercice sur l’autre. On y verse les sommes disponibles, à titre provisoire et avec l’intention de les y retrouver plus tard, et, quand on veut les reprendre, on ne les trouve plus : elles ont été absorbées par des besoins impérieux.

Mais ce n’était pas tout. Marguerite se livrait, au milieu de ces différentes caisses, à toutes sortes d’opérations qui, sans avoir rien de répréhensible en elles-mêmes, étaient cependant condamnables au point de vue d’une comptabilité sévère, comme constituant de dangereux expédients de trésorerie. C’est ainsi qu’elle empruntait au lustre pour payer des dépenses courantes et qu’elle prenait sur les étrennes pour faire face à une note inattendue, sans compter qu’il y avait çà et là de petites sommes enveloppées dans du papier avec affectation spéciale et des papiers sur lesquels figurait seulement le chiffre de la somme absente.

Il était impossible de s’y reconnaître. Ce n’était que virements et annulations de crédits, ouverture de nouveaux chapitres sans autorisation préalable, violations audacieuses de la spécialité des exercices, tout ce qui se peut imaginer d’infractions et d’abus dans une gestion financière. Et le pis était que Marguerite prétendait encore avoir raison : elle soutenait que la façon dont elle procédait était la meilleure, qu’il ne saurait même y en avoir d’autre, qu’elle se conformait aux règles du sens commun en prenant sur les chapitres qui avaient trop pour donner à ceux qui n’avaient pas assez, qu’il n’y avait aucun inconvénient à appliquer des recettes de l’exercice courant aux dépenses de l’exercice écoulé, puisqu’on pouvait opérer de même les années suivantes, qu’il était très commode d’avoir des sommes séparées dans de petits morceaux de papier parce qu’on était plus tranquille lorsqu’on se connaissait des ressources avec affectation spéciale, et qu’il faudrait être bien sot pour aller chercher de l’argent au loin quand on en a sous la main ; qu’elle savait très bien, sans avoir besoin de l’écrire, ce qu’elle avait emprunté d’un côté, ce qu’elle pouvait attendre de l’autre, à quelle date elle aurait besoin de réaliser. Elle avait tout cela dans la tête et pouvait, au fur et à mesure des circonstances, corriger ce qu’il y avait eu de défectueux dans les prévisions, aviser aux nécessités de la trésorerie, employer les excédents, boucher les trous, rétablir continuellement-un équilibre sans cesse menacé et préparer des réformes pour l’avenir.

Ludovic refusa de s’engager avec elle dans la voie d’une administration empirique ; il savait, pour avoir occasion de le constater tous les jours dans l’accomplissement de ses fonctions, de quels dangers est hérissée une gestion qui, n’offrant pas la garantie d’une comptabilité régulière et complète, échappe à tout contrôle ; et il déclara sentencieusement que cela ne pouvait continuer ainsi.

Il fallait avoir un seul livre, y écrire tout, non pas sous la mention « Dépenses diverses », qui devait être réservée aux menus détails, mais sous un certain nombre de rubriques correspondant aux divisions budgétaires précédemment adoptées, se renfermer dans la limite des crédits ouverts et n’avoir qu’une seule caisse dont l’inventaire pût se faire d’un coup d’œil. Et, comme elle semblait ne pas apprécier l’importance de ce mécanisme, il ajouta en forme de conclusion :

– C’est pourtant bien simple.

– Oh ! il ne faut pas me brutaliser.

– Mais je ne vous ai pas brutalisée ; j’ai dit :« C’est pourtant bien simple. »

– Oui. Vous avez l’air de dire que je ne suis pas assez intelligente pour comprendre les choses les plus élémentaires. On ne dit pas à sa femme : « C’est pourtant bien simple. »

– Alors embrasse-moi.

– Á la bonne heure !

Mais ce n’était pas une solution. Il fallut en revenir à l’organisation des comptes, et, à la suite d’un débat dans lequel il fut apporté de part et d’autre un peu d’aigreur tempérée par le désir de s’entendre, Marguerite rendit à son mari tout l’argent qu’elle avait en caisse, avec la collection de ses registres, en déclarant qu’elle aimait mieux recevoir à intervalles réguliers ce qui serait affecté aux diverses branches de la consommation et se désintéresser de la direction générale.

Ludovic riait sous cape il se félicitait en dedans d’avoir tout doucement amené sa femme à commettre des fautes, à ne les pouvoir nier, et il avait la satisfaction de rentrer dans la possession, désormais incontestable, de ses droits financiers et de sa suprématie conjugale. Marguerite avait voulu diriger le navire ; elle l’avait conduit au voisinage des abîmes : il reprenait la barre d’une main ferme, et c’était lui, maintenant, qui allait tout remettre en bon point. Tant il est vrai qu’avec une volonté patiente on triomphe de toutes les résistances !

V

Ce qu’il y avait de merveilleux dans la manœuvre de Ludovic, c’était d’être arrivé au but sans se fâcher. II n’y avait pas eu de scènes, pas d’éclat, à peine quelques mots à double entente : Marguerite se soumettait de son plein gré, de sa propre initiative et sans récriminer. Une attitude aussi conciliante commandait, en retour, le plus confiant abandon. Tout alla bien pour commencer. Marguerite n’engageait plus aucune dépense sérieuse sans consulter le chef de la communauté ; lui, il autorisait tout et payait. Aucun conflit d’attributions ne s’éleva ; son autorité ne subit plus aucune atteinte. Mais au bout de peu de temps il s’aperçut que, si sa comptabilité lui permettait de se rendre compte des moindres dépenses dans le plus grand détail, le chiffre n’en éprouvait aucune amélioration. Non seulement il ne dépensait pas moins, il dépensait même plus qu’au temps où les comptes de Marguerite étaient si mal tenus.

Il essaya, tout seul, dans le silence du cabinet, d’introduire des réformes nécessaires dans le train de la maison ; mais tout était indispensable. On ne pouvait toucher à ce qui intéressait l’enfant, espoir de la famille ; il ne fallait pas, en déménageant pour prendre un appartement plus petit, afficher aux yeux du monde une sorte de décadence ; faire payer à Marguerite les frais du nouveau régime en restreignant sa toilette ou ses fantaisies, c’eût été du plus noir égoïsme, et, quant à lui, il avait déjà tellement réduit son argent de poche qu’il ne restait plus rien à faire.

Les atteintes de la gêne commençaient à se faire sentir et il ne pouvait pas se plaindre : puisqu’il avait le pouvoir, il était bien juste qu’il eût la responsabilité. Le seul exposé d’une situation difficile eût été un aveu d’impuissance. Cependant, la première fois qu’il se trouva à court d’argent, il jugea qu’il n’était pas convenable de recourir à une avance sur titres sans en informer Marguerite. Elle se récria vivement. Comment s’était-il laissé amener à cette nécessité ? Où allait-on si l’on était déjà réduit à l’emprunt ? Il ne fallait pas compromettre l’avenir. Une avance sur titres n’est autre chose, en réalité, qu’un prêt sur gages. On allait donc se trouver dans les mains des usuriers ! Ce n’était qu’un premier pas : après avoir emprunté, il faudrait vendre, et tout ce qui diminuait le capital devait diminuer aussi les revenus. La situation s’aggraverait tous les ans et on s’enfoncerait peu à peu dans la misère.

Il y avait dans ces perspectives une exagération manifeste, et, bien que Marguerite parlât avec le plus grand sérieux, Ludovic sentait qu’au fond elle devait se moquer de lui. Il voulut ramener les choses à une appréciation plus exacte et plus modérée : il ne s’agissait que d’un moment à passer et les mêmes circonstances ne se reproduiraient pas. On pouvait espérer que l’année suivante les actions donneraient un plus fort dividende, et il n’était pas impossible de faire supporter aux locataires de la maison une nouvelle augmentation.

Mais Marguerite, qui commençait à se familiariser avec le jargon des finances, répliqua que ce procédé était connu et donnait lieu aux plus justes critiques : c’était tout simplement l’escompte des plus-values. Or il est de règle qu’on ne doit disposer des plus-values que lorsqu’elles sont réalisées, d’abord parce que jusque-là on n’est pas certain de les avoir et aussi parce qu’elles ont pour contre-partie naturelle l’augmentation normale des dépenses.

Il n’y avait rien à répondre à cela. Mais alors que faire ? Marguerite s’en tenait aux grands principes : elle disait avec une haute sagesse que, lorsqu’un budget n’est pas en équilibre, il n’y a que deux moyens de l’y mettre : augmenter les recettes ou diminuer les dépenses.

Pour augmenter les recettes, elle ne pouvait rien ; car elle n’allait pas encore jusqu’à proposer de travailler pour soutenir le ménage. Ce n’était que Ludovic qui pouvait gagner plus d’argent ; et en effet il n’avançait pas assez vite. D’ailleurs ne pouvait-il gagner de l’argent en dehors de sa place ? Écrire des livres, faire des cours, diriger quelque chose, monter une affaire ? Pour se lancer dans une entreprise industrielle, il aurait fallu donner sa démission ; mais on ne l’aurait donnée, bien entendu, qu’une fois l’affaire engagée ; il fallait seulement que ce fût une affaire en même temps fructueuse et sûre : de gros bénéfices, mais pas de risques. Ludovic ne se souciait pas d’entrer dans ces vues : il ne s’était pas marié pour se tuer de travail en vue de profits très aléatoires. Et puis quel temps lui serait-il resté pour être près de sa femme ?

Alors, puisqu’il n’était capable de rien, le seul moyen qui restât, c’était de faire des économies.

– Sur quoi?

– Sur tout.

Et elle se mit à restreindre la table. Les mets les plus grossiers entrèrent dans le menu de chaque jour ; la quantité même des aliments fut réduite et il arriva à Ludovic de connaître, en sortant de table, les horreurs de la faim. Quand il voulut avoir du monde à dîner, Marguerite fit des observations ; elle ne consentait plus à aller au spectacle ; elle lui soufflait ses bougies quand il en allumait plus de deux ; elle essaya de le chauffer avec du coke. Voulant participer elle-même aux privations devenues nécessaires, elle s’acheta un vilain manteau qui lui allait très mal. Il fallait faire des économies.

Grâce à cette habile série de mortifications, la vie devint tellement insupportable que Ludovic, voulant en finir à tout prix avec les souffrances de la pauvreté, conçut un vaste projet d’ensemble qui consistait à acheter une maison où l’on se réserverait un appartement, pour n’avoir plus de loyer à payer. Le revenu serait augmenté d’autant et, quant à la maison, on la payerait plus tard, puisqu’il devait venir un temps où, par le jeu naturel des héritages, on serait dans une situation moins précaire.

Ce fut alors que Marguerite eut beau jeu pour critiquer les spéculations insensées par lesquelles on grève l’avenir dans d’énormes proportions pour n’apporter au présent que de médiocres facilités. C’est ainsi que se détruisent les plus belles fortunes. Elle ne consentirait jamais à une combinaison qui devait avoir pour effet de ruiner leur enfant. Chaque année doit suffire à ses charges avec ses ressources propres. Et elle en revenait toujours à son alternative : gagner de l’argent ou faire des économies.

Ludovic, ne pouvant se résigner à chercher de l’ouvrage et déjà abreuvé de privations, s’habitua insensiblement à ne plus rien dire ; il donnait à sa femme tout l’argent qui lui arrivait dans les mains et se serait estimé heureux d’être quitte à ce prix. Mais elle ne le lâchait pas à si bon compte : elle lui faisait une sourde opposition de tous les jours, rappelait sans cesse son attention sur le gouffre qui se creusait devant eux, critiquait toutes les dépenses, se refusait à tous les expédients, exagérait ses alarmes au-delà de toute raison et se plaisait à découvrir les plus sombres perspectives.

Il essaya d’obtenir une capitulation honorable en abandonnant tout ce qui concernait la dépense et se réservant seulement l’administration des revenus ; mais cette combinaison, qui aurait passé toute seule au début, n’était déjà plus acceptable au point où en étaient venus les deux adversaires. Marguerite donnait clairement à entendre qu’il lui fallait maintenant tout ou rien.

Elle aurait peut-être consenti à reprendre la direction de la maison, mais à condition qu’on la laissât faire et qu’elle eût seule le droit et le devoir de gérer les intérêts communs, de percevoir les ressources, d’administrer le trésor, d’établir le budget et d’en suivre l’application en lui faisant subir toutes les modifications que comporteraient les circonstances. Elle exigeait, en un mot, le pouvoir dictatorial le plus étendu, tel que l’ont à peine exercé les gouvernements les plus absolus, avec la faculté d’ouvrir tous crédits, opérer tous virements qu’il lui plairait, et le droit de prendre telles mesures qu’il appartiendrait, négocier des emprunts, aliéner le domaine, et tenir telle comptabilité qu’elle aviserait, sauf le droit nominal de contrôle, dont elle voulait bien autoriser l’exercice annuel, pour ménager l’opinion publique. Ou bien elle continuerait à ne s’occuper de rien en réservant son droit de critique par voie d’interpellations incessantes.

Ludovic défendit tant qu’il put les prérogatives de son sexe ; mais il arriva un jour où, las, impatienté, ahuri, il prit tous les titres de propriété, toutes les valeurs, tout l’argent en caisse et tous les comptes, les porta chez sa femme et les déposa sur une table en disant :

– Tenez. Faites ce que vous voudrez. Mais, je vous en supplie, ne m’en parlez plus !

Dès le lendemain, l’aisance avait reparu dans le ménage : la table redevint saine et abondante ; des amis invités gracieusement venaient l’égayer à propos ; on put y voir clair et se chauffer, et Marguerite, rentrée en jouissance de sa belle humeur, mit tant de soins à prévenir les moindres désirs de son mari qu’il dut lui-même demander grâce, tant il était comblé et encombré de commodités dont il ne savait que faire.

Il se laissait aller à cette douce vie, les yeux fermés, pensant bien que cela finirait par une catastrophe, mais voulant du moins en avoir eu le plaisir. Contrairement à toutes ses prévisions, il fut mis à même de constater, à la fin de l’année, que Marguerite n’avait pas dépensé tous les revenus. On avait vécu largement, Bébé n’avait manqué de rien, et il y avait des économies.

Marguerite, avec une louable modération, s’était contentée d’avoir obtenu tout ce qu’elle voulait : une fois maîtresse incontestée de la situation, elle avait mis son amour-propre à ce que rien ne laissât à désirer ; à force d’ordre et d’habileté elle avait pourvu à tout sans recourir à l’emprunt, sans toucher au capital, sans épuiser le contribuable, et elle se présentait devant son juge, en fin d’exercice, avec un excédent, symbole des jours prospères.

Comme un bonheur n’arrive jamais seul, Ludovic fut presque en même temps élevé à la première classe de son grade. C’était la juste récompense de la haute capacité qu’il ne cessait de déployer dans l’examen de toutes les questions qui se rattachent à l’administration financière.

Quant à comprendre quelque chose aux comptes de Marguerite, il y a renoncé.

GASTON BERGERET.