La définition du métier

1. La doctrine Locré du procès-verbal

Dans le tome XVI de La législation civile, commerciale et criminelle de la France (“Conclusion du commentaire et du complément du code civil”, p. 646-650), Locré qui, avant d’être secrétaire général du Conseil d’Etat, fut secrétaire-rédacteur du Conseil des Anciens, ne définit pas son travail par une finalité de publicité – celle-ci est acquise et il paraît en avoir une définition purement négative : c’est la levée d’un obstacle -, mais comme le moyen d’éclairer la genèse de la loi en procurant « le secours des travaux préparatoires ». Peut-être même, plus encore, comme une aide à l’étude, ce qui emporte le choix d’une certaine forme…
Expliquant l’institution des secrétaires-rédacteurs par l’impossibilité de s’en remettre aux journaux comme aux secrétaires parlementaires, il expose, chemin faisant, une conception du procès-verbal qui s’éloigne aussi bien du simple relevé de décisions que d’un compte rendu « moderne », littéral et/ou dramatique. Peu importe à la limite qui a parlé et comment il l’a dit : ce qui compte, c’est l’analyse des idées, le cheminement qui a conduit à la loi. Locré présente donc le secrétaire-rédacteur davantage comme un homme de cabinet que comme un forçat de la plume.

La révolution, en établissant la publicité de la discussion, a fait cesser les obstacles que la préparation mystérieuse de la loi apportait à la connaissance de son esprit.
Mais ce n’était pas assez, il fallait recueillir ces discussions, leur imprimer le sceau de l’authenticité, les livrer au public, mettre tout le monde en état de les connaître et de les étudier.

A tort se serait-on reposé de ce soin sur les journaux ; leur cadre trop étroit ne leur permettait pas de reproduire la discussion et les forçait d’omettre une foule de détails du plus grand intérêt : ils s’attachaient bien plus à instruire la nation des débats qui regardaient le mouvement politique et étaient l’objet d’une curiosité générale, qu’à lui transmettre les froides discussions des lois qui n’y avaient pas directement rapport. D’ailleurs on n’était pas sûr de leur exactitude à bien saisir, et encore moins de leur fidélité à bien rendre, car chacun d’eux appartenant à l’un des partis entre lesquels la lutte était engagée, il était impossible d’espérer d’aucun une entière impartialité…
Mais inutilement les feuilles périodiques eussent été exactes et fidèles : l’authenticité leur manquait, et par conséquent rien ne garantissant leur fidélité ni leur exactitude, elles ne pouvaient avoir aucune autorité. Le privilège de faire foi ne saurait appartenir qu’aux rédactions que l’Assemblée s’approprie par la sanction et par l’approbation qu’elle leur donne, et qu’elle met ainsi au nombre des actes émanés d’elle, c’est-à-dire aux procès-verbaux.
Les trois Assemblées qui se sont succédées [sic] en France depuis 1789 jusqu’en l’an III (1795), l’Assemblée Constituante, l’Assemblée Législative, la Convention, ont eu des procès-verbaux, et cependant on y chercherait en vain les motifs des lois portées dans cette période : ils ne rendent compte que des faits. On y lit que telle proposition a été faite, tel projet de loi présenté, qu’ils ont donné lieu à un rapport, ont été débattus, ont subi tel ou tel amendement, ont été adoptés ou rejetés ; mais on n’y trouve pas les discussions ; à peine en rapportent-ils parfois quelques mots.
On finit par sentir l’insuffisance de cette forme et la nécessité de consigner les discussions dans les procès-verbaux, non pas à la manière des tachygraphes, en reproduisant littéralement tout ce qui aurait été dit, ni dramatiquement en rendant les divers mouvemens de la séance, car il ne s’agissait pas de convertir les procès-verbaux en journal, mais de reproduire la substance des débats dans une analyse claire et rapide, où, tout en les abrégeant, on n’omît aucune des raisons de douter et de décider.

Toutefois, on comprit aussi qu’un tel travail ne pouvait être bien exécuté par des secrétaires membres de l’Assemblée.
D’abord c’eût été trop exiger d’eux. Ceux qui s’imaginent que ce travail peut se faire d’un jet, pendant la séance, et à peu près comme lorsqu’on écrit sous la dictée, ne le conçoivent nullement. Il n’est pas d’homme, quelque facilité de perception qu’on lui suppose, qui soit en état de l’exécuter de cette manière. A la séance, on ne peut qu’écouter, saisir, sans en rien perdre, jusqu’au moindre mot, le classer avec netteté dans sa tête, prendre quelques notes informes pour servir de point d’appui à la mémoire. Il faut ensuite, dans le silence du cabinet, ressasser ces documens sans recourir aux manuscrits, qui ne feraient qu’affaiblir l’impression qu’on a reçue, et obscurcir, par les développemens, les idées analytiques qu’on s’est faites. Il faut s’emparer de sa matière, se la rendre propre, recomposer les discours pour leur donner une forme plus succincte, en conservant religieusement les pensées, et se bien garder d’y substituer les siennes ; donner plus d’ordre et de méthode à ceux qui ont été improvisés ou rédigés à la hâte ; rectifier les locutions louches, embarrassées, incorrectes, et mettre dans tout son jour l’idée qu’elles affaiblissent ou qu’elles dénaturent. Il faut enfin faire dire à chacun tout ce qu’il a dit, et se resserrer néanmoins dans le cadre le plus étroit, en suppléant par la précision des phrases ou des mots, aux développemens qu’on retranche. Comment imposer par surcroît une semblable tâche, qui demande beaucoup de temps et d’application, aux membres d’une assemblée délibérante ? Ils ont bien assez à faire s’ils veulent méditer avec le soin qu’ils doivent, les projets qui leur sont présentés, peser les opinions de leurs collègues, former leurs propres opinions.
D’un autre côté, on ne peut attendre une entière impartialité, même de l’homme le plus décidé à dire vrai, lorsqu’il devient l’historien d’une délibération dans laquelle il s’est vu contraint de prendre parti. Comment rendrait-il dans toute leur force des opinions contraires aux siennes, et auxquelles il n’a pas trouvé de force ? Comment ne fera-t-il pas ressortir, avec une prédilection qu’il se dissimule à lui-même, les opinions qu’il a partagées ?

Cette double considération fit naître l’idée de confier la rédaction des procès-verbaux, où la discussion serait consignée, à des citoyens qui, pris hors de l’Assemblée et ne partageant pas ses travaux, étant étrangers à ses délibérations, pourraient s’y livrer sans réserve et y apporter la plus rigoureuse impartialité. De là l’institution des secrétaires-rédacteurs. Voici en quels termes le règlement du 28 fructidor an III, par lequel ils furent établis, détermina, tout à la fois, les qualités qu’ils devaient avoir, leurs fonctions, et la forme qu’ils donneraient aux procès-verbaux. II porte : Le Conseil des Anciens et le Conseil des Cinq Cents choisiront, chacun hors de leur sein, deux rédacteurs pris parmi les hommes les plus exercés dans les lettres et dans la science des lois : ils seront chargés de la rédaction des procès-verbaux. Les rédacteurs rendront compte, SOMMAIREMENT, des motifs développés dans la discussion.
On commença donc alors à avoir des procès-verbaux qui retraçaient officiellement les discussions, et leur donnaient un caractère d’authenticité non moins positif que celui de la loi.

Fidélité, exactitude, impartialité : bien sûr. Mais l’exigence d’authenticité qui vient d’être réaffirmée ici pour la troisième fois a marqué si durablement le produit qu’il a continué d’être appelé « officiel » alors même qu’il ne faisait plus foi. Locré va d’ailleurs très loin, égalant presque le procès-verbal à la loi :

… la rédaction suivant le mode prescrit par la décision du 24 vendémiaire, l’a convertie en minute du procès-verbal, lui a donné par conséquent la qualité d’acte du Conseil d’État, et lui a imprimé un caractère officiel dont l’effet est d’obliger à y ajouter foi, autant qu’à tout autre acte des autorités publiques lorsqu’ils sont revêtus des formes légales, qu’au texte même de la loi, et qui les met ainsi à l’abri de toute critique sous le rapport de l’exactitude matérielle.  » (Op. cit., p. 676-8)

Il est probable aussi que l’appellation de « compte rendu analytique » (au lieu de « synthétique », qui eût été plus juste) doit beaucoup à cette tradition Locré.

La pratique semble avoir été décevante, aussi bien au Conseil des Cinq Cents qu’au Tribunat et au Corps législatif : le premier a négligé l’analyse ; quant aux autres, ils souffrirent de l’absence de discussions, qui avaient lieu au préalable dans les « conférences » si bien que, selon le mot du tribun Siméon, la loi ne se présentait devant l’assemblée que « pour subir ses dernières et publiques épreuves, épurée et perfectionnée dans des épreuves particulières ». En revanche, Locré défend ses comptes rendus du Conseil d’État en invoquant l’autorité de Bonaparte, qu’il avait consulté parce qu’il était désarçonné par le tour familier et sinueux des discussions :

Le mode de discussion s’écartait de celui des assemblées (…) : point de tribune, point de discours d’apparat ni d’opinions laborieusement travaillées, point d’orateurs inscrits parlant alternativement pour et contre, en un mot rien de l’appareil qui entoure les assemblées. Le Conseil délibérait en bureau, hors des regards du public, avec abandon et familiarité. Chacun produisait sur-le-champ et sans apprêt les réflexions que la lecture du projet ou les observations des autres venaient de lui suggérer, demandait des éclaircissements, proposait ses objections et ses doutes. On lui répondait de même. (…) Ajoutons que la délibération ne suivait pas toujours une marche régulière ; quelquefois, par l’effet de l’entraînement, elle s’éloignait tout-à-fait de son objet principal pour s’appesantir sur un autre objet incidemment jeté à travers ; quelquefois elle retournait sur elle-même, et revenait sur des questions qui paraissaient avoir été déjà épuisées ; elle avait enfin toute l’incohérence, toute l’irrégularité d’un entretien sans prétention : c’était une simple conférence.

Je crus donc devoir prendre les ordres du Premier Consul touchant la manière de rédiger les procès-verbaux. Il me répondit : Rédigez-les comme vous faisiez au Conseil des Anciens, c’est-à-dire conformément au décret du 28 fructidor an III ; ne prenez que la substance des discussions ; ne négligez rien de ce qui peut faire connaître nos motifs ; passez tout le reste. Et depuis, l’arrêté du 28 messidor an IX, maintenu par celui du 24 brumaire an X, et pris pour régler spécialement la forme des procès-verbaux de la discussion du Code Civil, a décidé que ces discussions ne seraient qu’analysées. J’avais donc une règle qui déterminait l’étendue que je donnerais à ma rédaction, qui en fixait la manière, et il m’était défendu de sortir, sous l’un et l’autre rapport, des limites dans lesquelles elle me renfermait.

Eh bien ! l’anonyme [qui a attaqué le travail de Locré, dans le Globe] dira-t-il que les procès-verbaux sont inexacts parce qu’ils ne reproduisent pas les discours avec la même étendue qu’un journal ? parce qu’on ne trouve pas dans ceux du Premier Consul certaines phrases, certaines expressions que, dans l’abandon auquel il pouvait se livrer an milieu des membres du Conseil et entre quatre murs, il n’avait pas fait difficulté de laisser échapper, dont il ne m’était permis de prendre que la proposition simple, qu’il m’aurait su très mauvais gré de transmettre au public dans un procès-verbal, et qu’il en aurait fait certainement retrancher ?

Un procès-verbal n’est pas un journal. Puisque l’anonyme les confond, je vais lui en montrer la différence par des faits, que je n’irai pas chercher fort loin, car je les prendrai dans mon livre.

À l’époque où je rédigeais les procès-verbaux du Conseil des Anciens, je rédigeais aussi la partie du Journal des Débats qui contenait ses séances. Dans la notice historique du Titre De la Contrainte par corps, j’ai rapporté la discussion à laquelle le rétablissement de la contrainte a donné lieu, et je l’ai tirée du journal. Qu’on mette en regard cette discussion telle qu’elle se trouve là, avec celle que présente le procès-verbal, et l’on verra que cette dernière, quoiqu’elle contienne exactement la substance de l’autre et ne laisse perdre aucune des idées, est cependant moins étendue, et qu’on fût sorti des termes et des formes d’un procès-verbal si l’on y eût inséré divers développemens qui ne se lisent pas sans plaisir, ou certains traits d’une originalité fort piquante ; si, par exemple, on eût rapporté cette invocation de M. Dupont de Nemours, chaud adversaire du rétablissement de la contrainte : « Vérité, morale, justice, j’ai parlé de vous, dès le principe de cette discussion, avec la passion de l’amour : donnez-moi aujourd’hui de parler de vous avec dignité et avec force. J’ai à combattre de puissans adversaires; mais vous êtes plus puissantes qu’eux. Mes collègues sont sensibles ; la plupart d’entre eux ont essayé du malheur ; leur cœur se révolte contre la loi qu’on leur propose; mais on leur dit que la sûreté du commerce l’exige, et ce mot balance en eux le sentiment. » Tout cela jetait-il donc quelque jour sur les motifs de la loi ? « 

On trouve dans un procès-verbal de l’an VIII une doctrine assez similaire, motivée cette fois par un souci d’économie :

ANDRIEUX. Je remarque que l’extrême étendue donnée au procès-verbal nous entraîne à des dépenses considérables et à un double emploi. Nous ordonnons l’impression des discours, voilà une première dépense très-considérable; si ensuite nous les retrouvons très au long dans le procès-verbal, il faut les réimprimer. Je suis loin de vouloir tracer aux secrétaires-rédacteurs la marche qu’ils ont à suivre, et de leur indiquer dans quelles bornes ils doivent se renfermer, ils le savent beaucoup mieux que moi; mais je demande que, pour éviter des frais inutiles, ils se bornent à indiquer les raisonnements des orateurs sans les suivre dans leurs développements. Cet avis est appuyé.
GINGUENÉ. Votre procès-verbal est la pièce sur laquelle nous devons retrouver l’analyse la plus fidèle de nos débats; c’est là que le Corps législatif la cherche, parce que nous n’imprimons pas tout, et que les discussions orales ne peuvent l’être. Je demande que la rédaction du procès-verbal soit adoptée, et qu’on se borne à inviter les secrétaires-rédacteurs à resserrer un peu plus les bornes de leur procès-verbal. Le Président adresse cette invitation aux secrétaires-rédacteurs. (AP 57, 14 pluv. An VIII, p. 145)

2. Sous le Second Empire :

Article « Corps législatif » du Grand Larousse du XIXe siècle :

Sténographie et reproduction des débats du Corps législatif. Sous les différents régimes qui ont précédé l’empire, au temps où la presse était libre, chaque journal envoyait à la tribune des journalistes, établie au Corps législatif, un rédacteur de son choix chargé de rédiger un compte rendu approprié aux besoins de sa publicité. Aujourd’hui (depuis 1864), il en est autrement, et la loi ne permet pas que la nation ait connaissance des faits et gestes de ses députés autrement que par la voie officielle, c’est-à-dire par ce qu’on est convenu d’appeler le compte rendu analytique distribué aux journaux politiques, et la sténographie (l’in extenso) du Moniteur universel et aujourd’hui du Journal officiel. La tribune a donc été remplacée par un bureau ; aux journalistes on a substitué des employés ; ce sont ces employés qui écrivent jour par jour les annales de la France et on les choisit avec discernement. Ainsi c’est le Corps législatif lui-même qui fournit à la publicité le bulletin de ses actions, et nous savons déjà qu’il le fait de deux manières.

Parlons d’abord du compte rendu analytique, dont le service administratif a une si grande importance. Les employés ou secrétaires rédacteurs attachés au Corps législatif, sont au nombre de sept, sous la direction d’un chef. Quatre de ces employés sont chargés de la confection de ce compte rendu analytique. Installés sur un bureau très-bas, placé au-dessous du bureau-tribune des ministres et des commissaires du gouvernement, et faisant face aux banquettes des députés, ils rédigent ou plutôt ils condensent au fur et à mesure qu’ils sont prononcés les discours des orateurs, consignent les interruptions et notent les divers incidents de la discussion. Ce travail se fait rapidement, currente calamo, et cependant il doit conserver aux discours leur cachet et reproduire, pour ainsi dire la physionomie animée des débats ; celui qui tient la plume doit savoir abréger, mais avec mesure et sans rien omettre de ce qui peut donner au tableau qu’il trace la couleur locale. Chaque secrétaire rédacteur reste à son poste d’observation durant quinze minutes ; après quoi il est relevé par un de ses collègues, et a trois quarts d’heure d’interruption qu’il utilise à reviser son travail sous les yeux du chef des secrétaires rédacteurs. Un député peut, toutes les fois qu’il le désire, contrôler la partie du compte rendu qui le concerne. Dès que la révision est faite, on porte ce feuillet détaché d’éloquence parlementaire au bureau des journalistes. Là, deux dictées sont faites concurremment par deux des secrétaires ; elles sont recueillies l’une par les journalistes, l’autre par l’aide qui accompagne chacun d’eux. Ces dictées, qui commencent d’ordinaire à trois heures, se terminent à neuf heures le plus souvent, quelquefois à minuit. Ce bureau des journalistes est loin de jeter le vif éclat de l’ancienne tribune où se coudoyaient chaque jour Armand Marrast, Cauchois-Lemaire, Eugène Pelletan, Paulin Limayrac, Lireux, etc. Pendant toute la durée des dictées, un service de porteurs établit un va-et-vient continuel entre le Corps législatif et les différents journaux. La Patrie avait, en 1860, adjoint à M. Alfred Tranchant, chargé de la Chambre, un écuyer à cheval, ayant bottes molles et casquette de chasse, que les confrères qui n’avaient que des piétons à leur service baptisèrent, en un jour de loisir, du nom d’écuyer tranchant. Le calembour et celui qui l’avait occasionné ne durèrent qu’une saison. L’Opinion nationale et la Presse ont eu, pendant plusieurs sessions, des relais nombreux de coureurs à pied. Chaque journal occupe trois ou quatre coureurs.

En même temps que se rédige et que se dicte le compte rendu analytique, se confectionne la sténographie destinée au Journal officiel, et qu’on appelle l’in extenso. Le service sténographique, placé sous la direction d’un des secrétaires rédacteurs, occupe vingt sténographes, dont seize rouleurs et quatre réviseurs. Les rouleurs sténographient et traduisent la version destinée à la composition de la feuille officielle, et leur nom prend son origine dans la façon même dont ils exécutent leur tâche. Les réviseurs sténographient aussi de leur côté et leur version sert à contrôler le travail des rouleurs. Les rouleurs prennent – c’est le mot en usage – pendant deux minutes. Ils se placent à la gauche du président, au bas du bureau, et travaillent debout ; leur papier est placé sur une planchette faisant saillie sur la Chambre, de telle sorte que leur regard peut tout embrasser : enfin ils écrivent au crayon pour éviter la perte de temps qu’occasionne le jeu de la plume dans l’encrier. Un chronomètre est fixé devant eux. À droite du rouleur roulant se tient le rouleur qui doit le remplacer. Sitôt que le chronomètre marque l’expiration des deux minutes réglementaires, le deuxième rouleur pousse du coude gauche le coude droit de son collègue, qui s’efface rapidement et emporte son travail, tandis que son successeur s’installe à sa place. En terme de rédaction, les rouleurs n’amorcent pas leur copie; ils prennent ce qu’ils entendent et ne s’occupent nullement d’enchaîner bout à bout leurs sténographies. Les derniers mots relevés par un rouleur font double emploi quelquefois avec les premiers mots relevés par celui qui le remplace ; il n’importe, cela regarde le secrétaire rédacteur chargé de comparer le travail des rouleurs avec celui des réviseurs. Le rouleur qui a terminé ses deux minutes de sténographie va traduire son feuillet. Il a près de trente minutes pour transcrire deux minutes de parole. On a calculé que la parole humaine était sept fois et demie plus rapide que l’écriture ; le rouleur a donc le temps de faire consciencieusement sa traduction. Les réviseurs sont à la droite du président, au bas du bureau, et travaillent aussi sur une planchette. Ils prennent pendant une demi-heure, sont dispensés de la traduction, mais rapprochent, à la fin de la séance, leur sténographie de la traduction des rouleurs ; le contrôle du secrétaire rédacteur vient ensuite. On recrute les réviseurs parmi les plus habiles rouleurs ; ces derniers sont nommés au concours. Certains députés demeurent jusqu’à onze heures du soir dans la salle des conférences, afin de revoir la sténographie de leurs discours. À ce moment, le chef des secrétaires rédacteurs (M. Alexandre Tardieu) se rend à l’imprimerie du Journal officiel, accompagné d’un des secrétaires rédacteurs. Jusqu’à trois heures du matin, lui et son adjoint corrigent les épreuves, surveillent la mise en pages de la séance. Au lever du jour, le Journal officiel, le Constitutionnel, le Siècle, les Débats, etc., portent à plus de 200,000 exemplaires, dans le monde entier, le compte rendu analytique et la version littérale des débats du Corps législatif.

Vu par Adrien Marx, premier reporter français et secrétaire-rédacteur d’un temps (1867) :

Si les députés peuvent dormir, ceux dont les fonctions consistent à résumer leurs discours n’ont point cette latitude. La besogne du secrétaire-rédacteur est de celles qui exigent une attention et un travail continus, et le bourgeois qui, avant de souffler sa bougie, parcourt, dans son lit, le procès-verbal d’une séance, est loin de se douter que dix intelligences ont combiné leurs efforts pour arriver à lui donner le compte rendu analytique des débats soulevés au nom du bien et de la prospérité du pays.

(…) Le secrétaire-rédacteur est un être passif qui ne doit avoir ni passions ni opinion. Sa besogne consiste à condenser, à mesure que son oreille les perçoit, les termes des phrases prononcées à la tribune au bas de laquelle il siège ; et, en admettant qu’il tienne pour la droite, il lui faut prouver dans l’annotation des arguments de gauche les mêmes aptitudes, la même finesse d’ouïe, le même zèle aveugle et irraisonné.

Et c’est en ce point que réside le principal désagrément du métier.

Quelles que soient ses théories, le secrétaire-rédacteur est plus à plaindre qu’à blâmer. Il est surtout digne de pitié durant la période de son apprentissage…

Je me suis dix fois senti sur le point de crier à un orateur, qui exposait ses idées avec trop de célérité :
– Je vous en prie, monsieur, n’allez pas si vite !
Ou bien :
– Vous plairait-il, monsieur, de répéter votre dernière phrase, dont je n’ai entendu que la dernière partie ?
Mais cela ne se fait pas. Le seul moyen qu’on ait de combler les lacunes de son travail consiste à se rendre, à la fin de la séance, auprès du député qui a parlé, et de lui exposer son embarras. Bien souvent il vous vient en aide, grâce à un papier qu’il tire de sa poche, et où vous trouvez le sermon que le rusé compère a appris par cœur.

Le service des procès-verbaux a été merveilleusement organisé pour prévenir les fâcheuses conséquences de la volubilité de certains phraseurs.

Les secrétaires-rédacteurs prennent par quart-d’heure (c’est l’expression consacrée). Ils consultent l’horloge située en face de leur banc pour savoir la seconde où ils doivent entrer dans le « roulement » ou cesser de recueillir des notes. Une minute avant leur délivrance, ils poussent du coude leur voisin qui tient sa plume en arrêt et continue la phrase parfois coupée en son milieu par l’heure ou la demie qui sonne.

Immédiatement, les notes recueillies au vol sont rédigées in extenso et portées au chef, qui revoit tous les quarts d’heure, les soude, et accomplit un travail analogue à celui d’un costumier chargé de confectionner un habit d’arlequin en rapprochant des bouts d’étoffes de couleurs diverses. M. Maurel-Dupeyré entend cette besogne supérieurement, et les coutures qu’il est obligé d’appliquer aux fractions de compte rendu, déposées sur son bureau, sont rarement visibles.

Je ne dis rien des expressions qu’il redresse, des termes qu’il modifie, des lacunes qu’il comble, des superfétations qu’il élague… En dépit du talent et du bon vouloir de ses subordonnés, on peut dire que les procès-verbaux abrégés sont de lui, et que sans lui les demandes de rectification se renouvelleraient bien plus souvent.

Les députés ne dédaignent pas de jeter les yeux spontanément sur le compte rendu analytique ou sur la traduction littérale du travail des sténographes. Certains ont des amis qui se chargent de ce soin. D’autres – des interrupteurs – ont grand souci de retrouver leurs exclamations imprimées dans le journal officiel et viennent s’assurer si elles sont mentionnées dans les épreuves définitives.

Encore un souvenir à ce sujet. C’était en 1845 :
– On se plaint dans mon département qu’on ne voit jamais mon nom dans le Moniteur, et que je ne prends jamais la parole, dit un membre de la majorité. Il s’agirait pourtant de ne pas mécontenter mon collège électoral.
Et à dater de ce jour, si l’un de ses confrères éternuait, il lui criait : Dieu vous bénisse ! Et il exigeait que son souhait fût mentionné au procès-verbal.
Son voisin s’étant évanoui, un jour de grande chaleur, il lui souffla sur les tempes, lui frappa dans les mains, et, dès que la clôture des débats fut prononcée, il alla s’enquérir si sa belle conduite aurait les honneurs de la presse. On lui dit que non.
– Ah ! fit-il en soupirant, ça aurait pourtant bien contribué à ma réélection… Enfin, il faudra me décider à parler… Sur quoi ?… Voilà le diable !!!

Vu par Ernest Daudet (Souvenirs de mon temps, 1921) :

Ce qui nous amusait le plus dans nos rapports avec les députés, c’était les démarches de certains d’entre eux pour obtenir de nous que nous fissions place dans notre compte-rendu à des discours qu’ils n’avaient pas prononcés. J’en vois un, Célestin Latour du Moulin, entrant dans notre salle de rédaction, important, soucieux, affairé comme s’il portait un monde, et je l’entends nous dire :  » J’ai interrompu à tel moment, et je vous apporte mon interruption, craignant que vous ne l’ayez pas recueillie. » Il nous tendait son papier, couvert d’une grosse écriture et qui constituait non pas une interruption, mais une longue harangue. Naturellement, nous protestions, n’ayant rien entendu de ses propos. Il insistait ; alors nous lui faisions l’aumône de quelques lignes. Si peu que ce fût, il se gardait bien de ne pas paraître satisfait et reconnaissant. Reconnaissance et satisfaction étaient du reste pure comédie de sa part. Il se considérait comme un grand homme méconnu, victime de la jalousie de ses rivaux.

3. En 1932

(« Voyage autour de la Chambre », par le Quatrième Questeur, L’Illustration, 4 au 18 juin 1932)

Comment le pays, qui, vous le savez, est littéralement suspendu aux lèvres de ses représentants pour en recueillir la manne céleste, comment le pays va-t-il connaître ce que cet orateur aura dit ? Ne craignez rien : tout est prévu à cet égard et, j’ose dire, plus que largement prévu. Vous imaginez bien que le rayon publicité est de ceux que l’on soigne tout particulièrement dans cette maison où la surenchère ne sévit qu’en raison directe, précisément, de cette publicité. Il y a longtemps qu’un moraliste de mes amis me disait pour la première fois :  » S’il n’existait pas de comptes rendus des débats parlementaires, la Chambre serait parfaite. » Malheureusement, on est assez loin de cet idéal philosophique. Les discours sont, en effet, reproduits sous quatre formes différentes : l’in-extenso, l’analytique, le sommaire, le printing.
L’in-extenso, comme son nom l’indique, c’est le compte rendu complet, intégral, auquel il ne manque pas un seul des nombreux mots qu’a prononcés l’orateur. Il est rédigé par des sténographes divisés en deux catégories : les rouleurs et les reviseurs. Les sténographes travaillent, debout sur des pupitres fixés à droite de la tribune pour la revision, à gauche, pour le roulement. Les reviseurs se relèvent par quart d’heure ; les rouleurs sténographient seulement pendant deux minutes : ce laps de temps est réglé par un chronomètre spécial, dont il ne doit y avoir qu’un exemplaire au monde, qui ne possède qu’une seule aiguille, laquelle met deux minutes à faire le tour du cadran.
Ceci dit, voici comment fonctionne le service.
La séance est ouverte. Le rouleur qui commence appuie sur le bouton du chronomètre et déclenche l’aiguille ; pendant deux minutes, il « prend » le discours. Mais voici que va être parcouru le tour du cadran. Le rouleur qui doit prendre le second suit l’aiguille des yeux. A la cent vingtième seconde, il frappe légèrement sur l’épaule de son camarade. Le premier cesse alors de sténographier et s’en va dans la pièce où est installé le service de traduction. Le second sténographe est ensuite « relevé » de la même façon par le troisième, lequel, à son tour, et toujours pendant deux minutes, cède sa place au quatrième, et ainsi de suite. Lorsque le premier a terminé sa traduction, il revient au pupitre relever le dernier, et le roulement continue ainsi jusqu’à la fin de la séance.
Pendant ce temps, le premier reviseur « prend » au pupitre de droite. Son quart d’heure terminé, il est relevé par le second, qui reste également quinze minutes et cède ensuite sa place au troisième, etc. De retour à la salle de traduction, le reviseur trouve déjà sur sa table le commencement de la « copie » qui doit lui être remise par les sept rouleurs qui ont passé au pupitre de roulement, pendant sa prise d’un quart d’heure ; il aura même à revoir la moitié de la traduction d’un huitième rouleur puisque les sténographes-rouleurs ne sténographient que pendant deux minutes et que sept fois deux ne font jamais que quatorze et non pas quinze.
Le reviseur relit alors soigneusement la « copie », s’assure, par le moyen de ses notes, de l’exactitude de la traduction, supprime un mot déjà rencontré, le remplace par un synonyme, modifie la construction d’une phrase afin de la rendre plus claire, etc. En outre, il gradue les « mouvements », les « applaudissements », les « protestations « , en un mot tous les bruits de la séance qui ne font pas partie du discours ou ne sont pas des interruptions proprement dites. Le rouleur, en effet, qui ne « prend » que deux minutes, arrive au pupitre au milieu d’une harangue, commence à sténographier même au milieu d’une phrase, le plus souvent sans savoir de quoi il s’agit. Si des protestations s’élèvent, si des applaudissements éclatent, il lui est parfois fort difficile de leur donner leur valeur exacte puisqu’il n’a pas entendu ou n’entendra pas les différents « mouvements » qui ont précédé ou qui suivront son passage au pupitre. Il n’en est pas de même du reviseur qui, restant en séance pendant un quart d’heure, a un « ensemble ».
Quant au chef du service, assis (…) en contre-bas et à droite du président, il assiste à toute la séance. Lorsque les interruptions se croisent, partent de tous les côtés de la salle en même temps, il en recueille aussi le plus qu’il peut et note tous les mouvements qui se produisent. C’est lui, d’ailleurs, qui, la séance terminée, relit le compte rendu tout entier afin de saisir la physionomie très exacte de ce qui s’est passé.
Les orateurs peuvent revoir leurs discours pendant la séance sur les feuillets traduits par les rouleurs et revus par les reviseurs : ces feuillets leur sont remis, à leur place, par les huissiers de service ou, s’ils le préfèrent, ils peuvent aller les chercher ès mains de ce fonctionnaire que les spectateurs des galeries peuvent facilement contempler assis devant un petit bureau adossé au bat-flanc de l’extrême droite. Lesdits feuillets, corrigés ou non, sont ensuite envoyés, par tube pneumatique, à l’imprimerie de l’Officiel, qui les retourne, en épreuves, au bureau du service sténographique, lequel reste ouvert toute la nuit. Là, les députés ont encore la possibilité d’y pratiquer de nouvelles corrections, mais sous le contrôle du chef et des reviseurs, qui ont une responsabilité très nette en ce qui concerne le « tripatouillage » des discours.
L’in-extenso, qui, au point de vue technique, est une merveille d’exactitude, offre, en effet, le grave inconvénient d’être moins parfait au point de vue de la véracité. J’entends par ce mot – qui n’a, je me hâte de le dire, rien de péjoratif pour ce service de la sténographie qui fait l’admiration du monde entier – que, bien souvent, un orateur, emporté par le feu de l’improvisation, se laisse aller à prononcer des paroles qu’il ne tarde pas, sous la douche froide de la réflexion, à regretter. De là à modifier ce qu’il a dit, à supprimer certains mots gênants, à émasculer des phrases vengeresses, il n’y a qu’un pas. Certes, le chef de la sténographie a le devoir strict de se refuser à toute modification essentielle du texte reproduit, mais c’est un homme courtois, blasé, au surplus, par l’accoutumance, qui est porté à ne pas se montrer d’une farouche intransigeance à l’égard d’un député que, somme toute, il ne veut pas désobliger. Et alors, la plupart du temps, il cède… parce qu’il est fatigant de ne pas céder.
C’est surtout en ce qui concerne les « mouvements » que le chef de la sténographie doit se montrer héroïque. Les députés, le fait est certain, aiment la réclame : ils affectionnent, en particulier, que la « sauce » soit copieuse. La « sauce » – autre expression d’argot parlementaire – ce sont les « très bien », les « continuez, continuez », les « vifs applaudissements sur divers bancs », les « vifs applaudissements répétés » que l’on peut lire à l’Officiel en italique et entre parenthèses à la fin des périodes particulièrement soignées. A cet égard, le : « l’orateur, en regagnant sa place, reçoit les félicitations de ses amis », est particulièrement recherché. Or, c’est surtout quand le discours s’est déroulé au milieu d’une indifférence polie que le préopinant, qui songe à ses électeurs, met un singulier acharnement à demander que l’on épaississe la « sauce ». De sorte qu’il n’est pas rare de voir les feuillets revenir à la sténographie truffés d’annotations dans ce sens. Les audacieux, eux, ajoutent froidement des applaudissements ; les timorés glissent un timide : « Monsieur le chef ne croit-il pas qu’ici j’ai été applaudi ? » Le vieux loup de mer qui s’appelait l’amiral Rieunier, député et ministre vers 1893, avait accoutumé d’écrire : « Un peu de vent dans les voiles, s. v. p. » Un jour, ayant oublié d’encadrer sa remarque, elle parut telle quelle à l’Officiel.
Les plus acharnés, ce sont les interrupteurs, car ils ne souffrent point qu’on oublie leur interruption. Il y en a qui viennent tout exprès, à minuit, pour vérifier si le mot qu’ils ont lancé dans le tumulte, vers 6 heures, a bien été recueilli. Et, il y en a d’autres qui n’ont pas interrompu, mais qui, en se rappelant soudain une phrase qui leur a déplu, se disent mentalement : « Voilà ce que j’aurais dû dire à ce moment-là. » Cette idée les talonne et ils se précipitent au Palais-Bourbon, en pleine nuit, pour voir le reviseur auquel ils dictent l’interruption en question.
Et puis, enfin, il y a les députés qui ne corrigent rien du tout. Ce sont d’abord ceux qui s’en moquent et qui se soucient peu de la postérité. Ce sont aussi, et surtout, ceux dont le premier jet est si parfait qu’il ne nécessite aucune retouche. Ajoutons tout de suite qu’ils sont rares. Dans le temps, on citait Jaurès et Viviani ; parmi les parlementaires actuels : MM. Barthou, Millerand, au Sénat ; MM. Léon Blum, Pierre Cot, Herriot, Piétri, Paul Reynaud, à la Chambre. Quant aux ministres, ils corrigent peu eux-mêmes et se bornent à envoyer leur chef de cabinet à la sténographie. Ce n’est que lorsqu’il s’agit de déclarations diplomatiques dont la répercussion peut avoir une gravité particulière que le ministre des Affaires étrangères intervient en personne. Et, dans ce cas, les corrections prennent parfois l’importance d’un événement.
Je disais tout à l’heure que les sténographes de la Chambre sont, au point de vue technique, de véritables as. De fait, ils ont à résoudre, à chaque instant, un redoutable problème : celui de « prendre » des orateurs dont le débit verbal est essentiellement variable. Il en est, parmi ceux-ci, qui parlent posément et calmement ; il y en a d’autres, au contraire, qui précipitent la phrase au point de la rendre parfois inintelligible. Dans la Chambre actuelle, parmi ceux qui parlent le plus vite, on peut citer MM. Louis Marin, Bedouce, Vincent-Auriol, avec des cadences de 180 mots à 190 mots à la minute. (Tous ceux qui ont fait de la sténographie se rendront compte de ce que cela représente.) M. André Tardieu « fait » du 170 ; M. Léon Blum, du 150, pas davantage. Dans le passé, il y eut Viviani, qui « tapait » le 200. Mais le plus terrible de tous, celui que les sténographes considéraient comme un épouvantail, c’était Francis de Pressensé, qui fut député de 1902 à 1910. Il me souvient encore de l’avoir entendu à la tribune, les yeux fermés et les deux bras en écharpe, car il était perclus de rhumatismes, débitant une harangue enflammée sans un geste, sans un mouvement, à l’extraordinaire. cadence – qui fut chronométrée – de 245 mots à la minute, le tout entrecoupé de termes historiques et géographiques plus barbares les uns que les autres et saupoudré de mots d’esprit au passage desquels l’auditoire sidéré n’avait même pas le temps de sourire. Auparavant, il y avait eu Déroulède, absolument « imprenable » celui-là, qui culbutait les périodes, au pas de charge, comme on prend une forteresse à l’assaut, à une vitesse qui atteignait facilement 260 mots.
Le second système de reproduction des discours, c’est l’analytique, ainsi nommé parce qu’il ne fournit qu’une analyse, d’ailleurs fort complète, des discours. C’est, en réalité, le premier en date dans l’histoire parlementaire puisqu’il eut pour ancêtre le fameux logographe de la Convention dans la loge duquel, le 10 août 1792, Louis XVI dut se réfugier. Pendant toute la première partie du dix-neuvième siècle, le Moniteur (l’Officiel de l’époque) ne publiait qu’un analytique ; ce n’est que vers 1848, à l’assemblée nationale, puis au corps législatif, que la sténographie, perfectionnée à cette époque par Delaunay et Duployé, commença à être utilisée.
L’analytique, s’il a, sur l’in-extenso, l’infériorité de ne pas reproduire intégralement les discours, possède le mérite de paraître beaucoup plus tôt. Comme il est, ainsi qu’on va le voir, rédigé séance tenante, il est également imprimé immédiatement, de sorte qu’il peut être envoyé une heure environ après la fin de la réunion à tous les députés, à tous les sénateurs et surtout – car c’est là son but principal – à tous les journaux qui l’utilisent à la confection de leur compte rendu parlementaire : à cet effet, il n’est imprimé qu’au recto afin que le coup de ciseaux du secrétaire de la rédaction soit plus aisé. Il offre en outre une autre particularité, que goûtent les amis de la vérité, c’est de n’être point tripatouillé puisque l’orateur n’a ni la possibilité, ni le temps matériel de le revoir : il n’est pas rare, lorsqu’un député est resté plusieurs heures à la tribune, que la première partie de son discours soit déjà rédigée, imprimée et tirée avant qu’il n’en descende. Aussi se produit-il parfois des divergences assez sensibles entre les deux comptes rendus : la phrase réellement prononcée figurant à l’analytique ; la phrase édulcorée ou modifiée imprimée dans l’in-extenso.
L’analytique est rédigé par des secrétaires-rédacteurs, au nombre de douze. Ce sont ces messieurs que l’on voit assis devant une petite table au pied de la tribune. La « prise » se fait, comme pour l’in-extenso, par roulement ; mais, ici, elle dure un quart d’heure, et la sténographie y est interdite, car il s’agit, avant tout, d’aller vite, et une traduction de signes demanderait un temps inconciliable avec la rapidité, Le seorétaire-rédacteur n’a, en effet, qu’une heure pour rédiger les notes qu’il a prises pendant les quinze minutes qu’il est resté en séance ; sa copie terminée est aussitôt remise au chef, assis à gauche du président, (…), et descendue ensuite à l’imprimerie spéciale qui est installée dans un des sous-sols du palais.
Le service de l’analytique a, en outre, la charge de deux autres comptes rendus. Le premier est beaucoup plus court et, pour cette raison, s’appelle le sommaire. Il est écrit au courant de la plume par les deux plus anciens secrétaires-rédacteurs, rompus, de par leur très grande habitude du métier, à une habileté particulière, reproduit à la « ronéo » et affiché, de quart d’heure en quart d’heure, sur les murs des couloirs et du salon de la Paix : il permet de suivre le débat sans avoir besoin, pour ainsi dire, d’écouter les discours, ce qui offre, bien souvent, un avantage sensible. II est surtout utilisé, d’ailleurs, par les correspondants de province ou des feuilles parisiennes du soir qui en téléphonent le contenu au fur et à mesure à leurs journaux respectifs.
Le second, c’est le printing, ainsi nommé du fait qu’il est tapé sur l’appareil de ce nom qui, dans les banques, donne, à tout instant, le cours de la Bourse. Le compte rendu qu’il fournit est, celui-là, extraordinairement succinct : il se borne à marquer que tel ou tel orateur est à la tribune et que l’assemblée procède à tel ou tel scrutin. De nombreux appareils de printing ont été placés un peu partout à l’intérieur du palais, notamment à la porte des bureaux de commission, de façon à permettre aux députés, retenus loin de la salle des séances, de savoir, minute par minute, ce qui s’y passe.

4. Présentation du concours de 1982

Avant l’arrivée des traitements de texte et des enregistrements, lorsque les comptes rendus étaient encore rédigés à la main, puis envoyés par pneumatique aux secrétaires chargées de les dactylographier…

Les secrétaires des débats de l’Assemblée nationale ont pour tâche essentielle de rédiger le Compte rendu analytique officiel, plus couramment désigné sous le nom d’Analytique, où sont rapportés, sous une forme condensée, les discours prononcés et les propos échangés au cours des débats qui se déroulent au Palais-Bourbon en séance publique, ainsi que les mouvements de séance, les décisions de l’Assemblée et les actes de procédure.

Publié environ deux heures et demie après la fin de la séance à laquelle il se rapporte, l’Analytique paraît beaucoup plus vite que le compte rendu intégral des débats qui, établi par les sténographes de l’Assemblée et publié au Journal officiel, reproduit intégralement les propos tenus ; plus court que celui-ci et prétendant pourtant être, quant à la substance des discours, à peu près aussi complet que lui, s’efforçant d’être, en tous cas, aussi exact, il est d’un maniement plus commode pour qui veut se faire rapidement une idée de ce qui s’est dit et décidé au cours d’une séance. Sa forme condensée et la rapidité de sa parution en font un instrument de travail précieux pour les parlementaires, les journalistes et tous les observateurs de la vie politique.

C’est une œuvre collective.

À tour de rôle, chaque secrétaire des débats se rend en séance. Installé à un « banc » placé sous la tribune des orateurs, au centre de l’hémicycle, il prête l’oreille, pendant tout un quart d’heure, avec une attention qui ne doit pas se relâcher un seul instant, aux paroles de tous ceux, députés, membres du gouvernement ou président de séance, qui interviennent dans le débat, ne serait-ce que par une interruption ou une exclamation, prenant sans trêve des notes aussi complètes et précises que possible pour être capable de restituer ensuite leurs propos. Relevé par un collègue au bout de quinze minutes, il dispose, de retour au bureau du service, d’un peu moins d’une heure et quart pour rédiger, à la plume, sa « copie », où il relate, au style direct, sous les noms des divers intervenants, de façon condensée mais aussi complète que possible et, en tous cas, avec une parfaite exactitude, tout ce qui s’est dit pendant le temps où il est resté en séance. Au bout de soixante-quinze minutes, il doit impérativement, sa copie terminée, être de retour dans l’hémicycle, pour y prendre de nouvelles notes destinées à la rédaction de sa copie suivante. La noria des secrétaires des débats, qui se succèdent au banc de quart d’heure en quart d’heure, tourne ainsi sans arrêt tant que dure la séance, chaque secrétaire se retrouvant au banc toutes les quatre-vingt-dix minutes.

Cependant, les copies, relues et, s’il le faut, corrigées par un réviseur qui a, lui aussi, assisté au débat, sont envoyées à la frappe et à l’imprimerie pour constituer l’Analytique, lequel est affiché, feuille après feuille, dans les couloirs du Palais-Bourbon, puis distribué, complet, sous forme de fascicule, au début de la séance suivante.

Dans quelle proportion l’Analytique condense-t-il les paroles prononcées ? Cette proportion, on le comprendra aisément, varie sensiblement selon que la substance du discours est plus ou moins dense et que sa forme mérite plus ou moins d’être conservée. On peut tout au plus fixer des limites extrêmes : l’Analytique représente 50 % au moins et 75 % au plus des paroles prononcées. La proportion varie en général entre 60 et 70 %. Condenser est un des premiers devoirs du secrétaire des débats, qui a l’obligation de résumer tout discours, si riche, si dense soit-il et serait-il même formé exclusivement de mots qui mériteraient tous d’être retenus. Il lui faut donc savoir éliminer, sacrifier ce qui peut l’être au moindre dommage.

Cette obligation se confond d’ailleurs avec une impérieuse nécessité : le secrétaire des débats est en effet dans l’incapacité de prendre note de l’intégralité des propos tenus, car, s’il est libre d’utiliser en séance un système d’abréviations qu’il s’est forgé à sa convenance, il ne recourt jamais à la sténographie. Y recourir ne lui servirait au demeurant à rien car, dans le temps limité dont il dispose pour rédiger sa copie, il lui serait impossible de restituer intégralement le discours enregistré ou même de traduire son sténogramme pour en tirer parti. Dès le moment où il prend ses notes, il doit donc faire un tri entre ce qu’il faut laisser tomber et ce qu’il lui faut à tout prix retenir : choix parfois difficile, d’autant plus qu’il doit se faire instantanément.

Tout au long de son travail, le secrétaire des débats ne doit jamais perdre de vue que sa tâche consiste à restituer, certes de façon abrégée, mais aussi fidèlement, aussi précisément, aussi clairement et, dans les limites qu’impose l’obligation de condenser, aussi complètement qu’il le peut, le raisonnement ou, plus généralement, la pensée de l’orateur, tout en en conservant le ton et, dans la mesure du possible, les expressions, si celles-ci sont satisfaisantes.

S’appuyant sur ce principe, comment peut-il opérer l’indispensable condensation ? Tout d’abord en éliminant tout ce qui est inutile, tous les mots qui peuvent disparaître sans nuire à la compréhension et sans appauvrir le discours ou affaiblir la démonstration, par exemple les répétitions sans valeur oratoire ou didactique ; en faisant le tri entre les éléments d’importance secondaire qui peuvent être supprimés sans trop d’inconvénients et les idées ou les mots essentiels qu’on ne saurait faire disparaître sans trahir la pensée de l’orateur ; en ramassant les phrases qui peuvent se fondre ensemble heureusement ; en resserrant les expressions trop lâches, en leur substituant des expressions plus concises, qui donnent d’ailleurs plus de vivacité au style et plus de vigueur à la pensée. Il ne serait pas satisfaisant, on s’en doute, de laisser tomber, au hasard, une phrase ou un membre de phrase sur deux.

Si ce travail de tri et de resserrement, qui porte à la fois sur la forme et le fond, commence lors de la prise de notes, il doit bien entendu se poursuivre pendant la rédaction de la copie ; toutefois, c’est au cours de la phase précédente qu’il devrait être accompli pour l’essentiel, la rédaction n’étant plus guère que la mise en forme des éléments conservés.

Condenser le discours ne suffit pas : le secrétaire des débats a une autre tâche non moins importante à accomplir en même temps : redresser les tournures incorrectes ou gauches, substituer le mot propre au terme employé à mauvais escient, introduire, s’il le faut, plus de précision et plus de clarté dans l’expression, dégager, s’il en est besoin, la pensée de l’orateur plus clairement qu’il n’a su le faire lui-même, – à condition toutefois d’être sûr que son imprécision et son obscurité n’étaient pas voulues -, marquer nettement les articulations de son argumentation.

Bref, si ses paroles, grammaticalement ou logiquement, laissent involontairement à désirer, il importe en somme de le faire parler non comme il a parlé mais comme il aurait dû le faire.

Dernier devoir du secrétaire des débats qu’il doit prendre bien garde de ne jamais enfreindre : être véridique. L’analytique n’étant pas, à la différence du compte rendu intégral, soumis avant publication aux orateurs et ceux-ci n’étant pas à même de contrôler que leurs propos n’ont pas été déformés par inadvertance, le secrétaire des débats doit s’interdire d’écrire un seul mot dont il n’est pas absolument sûr qu’il correspond exactement aux propos ou du moins aux intentions de l’orateur. Véracité et objectivité vont de pair : il est évident qu’en prenant ses notes et en rédigeant sa copie, le secrétaire des débats, mettant de côté ses idées, ses réactions et ses préférences personnelles, doit épouser sans réserve celles des orateurs successifs auxquels il prête sa plume.

Pour le débutant, il s’agissait avant tout d’échapper à la tenaille de reproches contradictoires dont usait alternativement le réviseur forcément sadique : « Ce n’est pas ce qu’il a dit » et « Ce n’est pas parce qu’il l’a dit qu’il fallait l’écrire ».