Profils parlementaires

Après Thiers, Émile Ollivier, Jules Favre et Rouher.

 

THIERS

vu par Adrien Marx

Saviez-vous que M. Thiers, une fois en position, bouge très-peu les jambes. Sa tête seule s’agite de temps à autre et scande ses paroles, ainsi que font quelques pianistes en travail de sonates. Ses bras se croisent derrière son paletot marron ou bien ses mains tapotent de temps à autre la tablette de la tribune et soulignent par un bruit périodique le sens profond et perfide de ses expressions. Comme il parle très-longtemps et qu’il parle depuis longtemps, sa voix trahit bien vite l’épuisement, et il est obligé de s’interrompre. Regardez-le alors : vous verrez un rictus singulier plisser sa bouche. Il allonge les lèvres comme s’il dégustait un vin fin… Je crois que la cause déterminante de cette grimace réside dans la paralysie et l’empâtement des muscles buccaux, lesquels se roidissent quand on les soumet à un travail trop prolongé. L’orateur boit alors une gorgée d’eau rougie et reprend parole au milieu d’un silence qui a quelque chose de solennel. Et, après avoir traité pendant trois heures les questions les plus ardues avec l’éloquence que vous savez, il regagne son siège en se dandinant et en assujettissant de l’index ses lunettes qui sont descendues au bas de son nez dans l’agitation de la bataille. On a tellement écrit sur le timbre criard de l’ex-ministre que je crois oiseux de vous énumérer les notes aiguës de son gosier… A-t-on jamais signalé le nasillement qui a fait dire dernièrement à l’un de ses adversaires politiques :
— Ce petit homme-là est étonnant; il parle supérieurement de tout…, surtout du nez.

vu par Anatole Claveau

THIERS
DÉPUTÉ DE LA SEINE
72 ans. — Ancien député. — Ancien ministre. — Ancien représentant du peuple à l’Assemblée constituante et à l’Assemblée législative. — Élu en 1863 par 11,112 voix sur 21,812.
Ce petit vieillard rondelet, avec ses lunettes, ses cheveux en brosse, sa redingote marron et sa culotte de nankin, est encore, à l’heure qu’il est, l’homme le plus important de la Chambre. — Il a toujours l’air de mâchonner quelque chose, une espèce de cure-dents invisible : c’est probablement sa renommée qu’il savoure. Il la sent, il la voit, elle lui sourit dans tous les yeux, elle s’incline devant lui sous tous les noms et sous toutes les formes. Ses alliés de la gauche, ses collègues de la droite, ses amis des anciennes assemblées, ses créatures des anciens cabinets, ses obligés de 1840, ses complices de 1850, tout, jusqu’aux ministres eux-mêmes, se courbe, à un moment donné, devant ce grand homme qui est encore le petit Thiers. — Dans certaines circonstances critiques, le Corps législatif de l’Empire lui a témoigné plus que du respect. Il avait reconquis toute sa puissance, et on put voir alors qu’il lui suffisait toujours de combattre la liberté pour s’emparer de la Chambre.
Il tient beaucoup à ce crédit persistant, et pour le conserver, il ferait au besoin quelques sacrifices. Aussi ne se connaît-il plus quand un de ses adversaires obtient contre lui un avantage trop marqué. Il déclare qu’on le calomnie, il jure qu’on le persécute, il s’irrite, il s’emporte, il interrompt, il gesticule, il en appelle à la loyauté de la Chambre, à la justice de l’histoire, à l’impartialité de l’avenir… Enfin la contradiction le bouleverse, et cet antique amant de la liberté ne souffre pas qu’on le discute.
Son grand recours, quand il est discuté, c’est de se réfugier derrière son âge, de rappeler impérieusement les égards qu’il croit dus à son passé, de comparer les Chambres d’autrefois aux Chambres d’aujourd’hui, de vanter les hommes, les institutions et les séances d’un autre temps. Cette faiblesse de vieillard le suit partout, et même dans ses discours les plus sérieux, contre toutes les objections il s’arme d’abord de son expérience : « Je suis vieux, donc vous avez tort ! »
Quelques hommes nouveaux qui regimbent aux refrains parlementaires trouvent qu’il y a là une pointe d’affectation ; et ils ont même prononcé quelquefois le vilain mot de radotage. — Un peu tatillon, un peu rabâcheur et commère, recommenceur obstiné et bavard incorrigible, voilà ce qu’osent dire ces gens-là, quand M. Thiers parle.
Si fort qu’il leur donne sur les nerfs, il n’a presque point baissé, il n’a presque rien perdu; c’est toujours le Mirabeau-mouche du maréchal Soult, c’est toujours le même touche-à-tout politique, le même moulin à paroles, le même entrain, la même pétulance, le même vif-argent dans les veines, la même poudre aux yeux et aux oreilles, la même voix grêle et pincharde qui éclate parfois avec un bruit métallique, non pas comme un tonnerre qui tombe, mais comme un parapluie qui s’ouvre… Il va, il vient, il s’agite, il se démène, il se trémousse de son verre de vin d’Espagne à son dossier, et de son dossier à son verre de vin d’Espagne. — Dans ses moments de bonne humeur, il sautille en babillant comme une grive autour d’un gui.
Par-dessus tout cela, par-dessus cet extérieur singulier et ces allures fantasques, il a, il conserve, pleine et entière, une suprême qualité, un don merveilleux, qui, de son propre aveu, résume et embrasse tous les autres, c’est l’intelligence. M. Thiers est un homme intelligent : il comprend tout et fait tout comprendre. Jetez-le au milieu d’un débat confus, transportez-le tout à coup, même non prévenu, à travers la discussion la plus obscure, il y dessinera, rien qu’en y passant, un sillon de lumière, il ira droit au point juste, au nœud même, par intuition, par instinct, par une pente irrésistible de son esprit vers la clarté. Et ce nœud, une fois démêlé, une fois saisi, quelle habileté à le dégager de tout ce qui l’embarrasse, à l’éliminer de la confusion environnante, à le présenter seul et en relief, à y attirer toute l’attention et tout l’effort de la Chambre !
C’est là sa grande supériorité sur la plupart des orateurs de la Chambre, et il n’y en a qu’un seul, M. Rouher, qui ait autant de coup d’œil que lui pour voir et aborder immédiatement la clef de la position. Berryer aussi avait cela ; les autres tournent et tâtonnent. Encore un de ses avantages est.de savoir faire de l’opposition comme en doit faire un homme de gouvernement, c’est-à-dire de ne rien ébranler dont, il aurait besoin lui-même le jour où il arriverait au pouvoir. S’il discute les finances, il ne chicane pas les impôts ; s’il contrôle les services de la guerre, il ne marchande pas les soldats. Enfin il n’attaque pas un programme sans en proposer un autre : c’est pourquoi il s’est très-souvent trompé.
De son éloquence, ou plutôt de sa parole, il ne reste rien à dire; chacun sait que ses discours ressemblent à de longues conversations disposées avec une méthode parfaite, divisées avec un art infini, relevées, presque à chaque reprise d’haleine, par un résumé vif, ou, plus souvent encore, par une seule phrase, une toute petite phrase, une simple alliance de mots, voire un mot unique, un mot final, qui, au premier abord, n’a l’air de rien, mais qui, amené et lancé par M. Thiers, devient une très-grosse méchanceté ou une très-piquante malice.
Si ce mot, quoique mis en sa place, n’a pas toujours son ancien pouvoir et manque parfois son effet, ce n’est pas la faute de l’orateur, c’est la faute du temps et du goût public qui ont changé. Ces finesses ont un peu vieilli, ces flèches savamment barbelées nous touchent à peine ; nous voulons quelque chose de plus nerveux, de plus roide, de plus cassant, de plus amer, de plus brutal, disons le mot, de plus démocratique. Nous dédaignons, en toutes choses, un certain art bourgeois qui fit les délices de nos pères sous le suffrage restreint. Nous admirons un peu moins qu’autrefois la peinture d’Horace Vernet, l’esprit de M. Scribe, et l’éloquence de M. Thiers.
Il n’a rien fait pour la modifier, pour la rajeunir, pour la retremper à la grande source du progrès ; il n’a point tendu le bout de son doigt aux idées nouvelles. Tel il était le lendemain de la révolution de Juillet, tel il est encore après deux ou trois autres révolutions qui ont retourné la France. Le monde a marché sans M. Thiers. Politique intérieure, relations étrangères, économie sociale, questions commerciales et industrielles, il voit tout de ses yeux de vingt ans, et, sur ce point, il est le plus constant dès hommes.
Il s’est fait construire, vers 1831, une petite borne-fontaine, sur laquelle il monte depuis ce temps-là pour dire solennellement la vérité à son pays — cela coule toujours, mais cela ne bouge pas !

 

ÉMILE OLLIVIER

par Marx

J’aurais dit, il y a trois mois, que M. Émile Ollivier n’avait rien de commun avec M. le ministre d’État [Rouher]; mais cela m’est interdit aujourd’hui que M. Ollivier porte aussi une calotte de velours noir.
Ce n’est pas que l’avocat de madame du Guerry manque d’éloquence, mais il parle avec une lenteur désolante et distille trop soigneusement les mots qui composent ses phrases. Il accuse jusqu’à la ponctuation de ses discours, souligne ses effets par un geste spécial, et se bat pour ainsi dire la mesure à lui-même.
Il résulte de cette mimique et de cette élocution un énervement qui fatigue et abat. Si M. Ollivier provoque l’impatience de l’aréopage auguste, il fait la joie des secrétaires-rédacteurs, que sa diction entrecoupée ne surmène point. Il est de ceux qui sont faciles à noter ; aussi lit-on ses discours presque mot pour mot dans le compte rendu analytique. Et nul ne s’en plaint, car je le répète, si M. Ollivier est fatigant à entendre, la lecture de ses plaidoyers est attrayante.
Quand M. Ollivier est à la tribune, il se tourne volontiers du côté de la majorité. Aussi n’est-il pas rare qu’il soit interrompu par les cris de : « Parlez en face ! » L’orateur obéit, mais malgré lui, au bout de quelques minutes, il se retourne vers cette bonne majorité à laquelle il semble donner toujours les mêmes conseils avec une persistance digne d’un meilleur sort.

par Claveau

ÉMILE OLLIVIER
DÉPUTÉ DE LA SEINE
43 ans. — Élu en 1837. — Réélu en 1863 par 18,131 voix sur 29,088 votants.
Quelque chose de gauche, d’austère, de scolastique; l’air d’un maître d’école endimanché qui a fait ses études au séminaire ; on comprend qu’il enseigne l’alphabet, mais on devine qu’il sait du latin. — Ses redingotes noires, ses pantalons noirs, ses gilets noirs, ses cols-cravates surtout, sentent le régent de petite ville; ses lunettes sont d’un joueur de contre-basse ; il doit finir sa journée dans un orchestre. Cependant le type n’est pas complet : M. Emile Ollivier est propre.
Le trait caractéristique, le point curieux de son visage est la contiguïté des yeux; ils travaillent évidemment à percer l’isthme du nez pour se rejoindre. Cette singularité imprimerait à sa physionomie une certaine profondeur fouinarde, comme qui dirait d’un blaireau à l’affût, ou, mieux encore, d’un bénédictin dont le flair nocturne s’attache à dépister quelque vieille archive ; mais la bouche déroute cette première impression. La lèvre supérieure, très-proéminente, arrive sur l’autre presque en bec de lièvre  et communique à toute la partie basse de la figure une sorte de niaiserie mélancolique.
 Il n’y a rien à tirer de là, et mieux vaut juger sur les actes. M. Emile Ollivier a risqué un jour ‘une ligne qui est devenue immédiatement célèbre : « Si l’histoire me garde une page… » ; eh bien, si l’histoire lui garde une page, l’historien pourra y inscrire, à la date du 19 janvier 1867, les trois mots suivants : Ci-gît Emile. — Talent, courage, vanité.
 Il a les principaux dons de l’orateur, une voix tout ensemble forte et charmante, puissante et musicale, avec de gracieuses rondeurs italiennes ; une parole colorée et chaude, sans éclats mélodramatiques, une façon vibrante de détacher la phrase et de lancer le mot, qui en double la portée, et qui fait valoir le moindre détail ; il a, par-dessus tout, une méthode d’exposition non-seulement claire, mais pittoresque et passionnée, qui anime, vivifie, rend sensible aux yeux tout ce qu’il touche. Le geste seul laisse à désirer, c’est toute une mimique démonstrative où reparaît le professeur.
  Le courage, cette première vertu de l’homme, est peut-être chez M. Emile Ollivier supérieur encore au talent. D’abord, il possède au plus haut degré ce qu’on peut appeler le courage de tribune. Aucune interruption ne l’arrête, aucune menace ne l’effraye ; il pèse chacun de ses mots les plus violents, et ne les adoucit jamais; l’assemblée entière peut s’ameuter contre lui et réclamer le retrait ou l’explication d’une expression irritante, il ne la retire ni ne l’explique, il la répète; on crie: il redouble ; on se fâche : il recommence ; il prétend avoir le dernier, même contre toute la Chambre. Il est le seul qui ait fait hésiter M. Granier de Cassagnac, Le bruit qui courut l’année dernière est parfaitement exact. Redoutant à tort ou à raison quelque voie de fait, il marchait avec un revolver dans sa poche, prêt à brûler la cervelle de l’imprudent qui l’eût touché du doigt. — Et il l’eût fait, ne fût-ce que par amour-propre de l’avoir dit !
 L’amour-propre! la vanité! Ah ! c’est là sa plaie saignante, ou plutôt sa maladie mortelle ; il en mourra ; non, — il en est mort. Ses amis disent de lui qu’il a le génie de l’isolement. Cela signifie, en français ordinaire, qu’il a le moi le plus démesuré qui soit jamais échu à un homme. Moi seul, et c’est assez ! — Il n’y a que lui qui comprend, il n’y a que lui qui trouve, il n’y a que lui qui voit le fort et le faible des choses ; et sous toutes les formes, à ses partisans les plus dévoués (s’il en a encore), comme à ses adversaires les plus hostiles, ce docteur répète incessamment : « Vous n’y entendez rien ! » Comme c’est là son vrai vice, et son mal incurable, ses qualités mêmes lui viennent de là. Cette volonté, cette ténacité poussée jusqu’à la bravade, qu’est-ce donc, sinon l’obstination souvent puérile de l’amour- propre qui ne cède jamais? Au reste, ceux qui douteraient encore de ce moi colossal, n’ont qu’à ouvrir son livre pour être complètement édifiés. Il s’y étale dans toute sa gloire.
 Et pourtant, au-dessus du sentiment prodigieux qu’il a de sa valeur et de sou rôle, au-dessus de cette espèce d’étoile vers laquelle il marche béatement les yeux noyés et la bouche ouverte, il y a encore en lui quelque chose de supérieur, quelque chose de souverain qui prime et domine tout son personnage, qui dessèche ses plus merveilleuses qualités, qui stérilise toutes les nobles semences déposées dans son esprit et dans son âme, qui neutralise même sa vanité. C’est cette disposition malencontreuse qui fait qu’un homme doué de talent, de courage, et même d’esprit, commet de continuels impairs, marche d’erreurs en maladresses, de maladresses en sottises, et de sottises en bévues jusqu’à la consommation des siècles, perd ses amis, sacrifie sa popularité ; se diminue lui-même chaque jour sans le vouloir, compromet et gâte naïvement toutes ses chances, tourne le dos au succès et au but, et arrive ainsi, après de grands efforts, après une dépense énorme d’éloquence et d’énergie, à être quoi? Un politique délaissé, déclassé, solitaire, auquel il semble ne plus rester qu’à se faire moine; une manière d’ambitieux déçu à qui on ne fait plus môme honneur de son incomparable honnêteté.
 Cette solitude doit lui plaire, elle aurait sa grandeur, la grandeur de l’abandon immérité, si elle paraissait volontaire ; mais le monde qui n’entend rien aux jouissances raffinées de cette âme d’artiste, ne voit guère, dans l’état où il est, que la punition d’une série de faiblesses, de fautes et même de défections. Les plus indulgents mettent sa déconvenue sur le compte de sa naïveté. — Et, en effet, M. Emile Ollivier est naïf, ingénu, candide, simple; il est… chacun le dit; mais on ne l’écrit pas.

 

JULES FAVRE

par Marx

Jules Favre, lui, est d’un calme léonin quand il commence ses harangues. On le voit croiser les bras sur sa poitrine, et sa bouche dédaigneuse laisse tomber ses phrases avec une solennité étudiée… Mais peu à peu l’orateur s’anime, ses gestes perdent de leur sobriété, et son attitude prend, comme ses paroles, un caractère provocateur qui nécessite parfois le rappel à l’ordre.
Ne croyez pas que la réprobation de la majorité unie au blâme présidentiel trouble ou arrête le député du Rhône… Il poursuit sa route — envers et contre tous — et se fait tempête pour dominer l’orage.

par Claveau

JULES FAVRE
DÉPUTÉ DU RHÔNE
59 ans. — Ancien représentant du peuple à l’Assemblée constituante et à l’Assemblée législative. — Élu en 1857. — Réélu en 1863.
Le premier venu, homme du peuple ou homme d’État, vous dira de lui : « C’est un tribun !» C’est une erreur, il n’en a que l’air. La chevelure dressée en crinière, la barbe épaisse et rude, la pose dédaigneuse et provocante, la tenue volontairement négligée, sont toutes choses tribunitiennes; mais ni l’homme ni l’orateur ne descendent des Gracques. Son visage même ne garde pas toujours ce masque d’ironie altière et séditieuse sous lequel on se plaît à le voir; il a, au repos, des sérénités, des oublis peut-être, qui trahissent le grand tragédien sorti de son rôle et tout aise de respirer en famille jusqu’à sa rentrée-du lendemain. I1 y a vingt photographies de M. Jules Favre, il n’y en a qu’une qui le montre sous ce jour. C’est de beaucoup la plus belle.
Sans doute, elle a été faite à la campagne, sous les ombrages de Rueil, dans cette vaste et solitaire Maison des çhiens, où il s’en va chaque jour se déshabiller de sa gloire. Rien là n’est donné à l’ambition et à la montre, il s’appartient, il s’abandonne, on le rencontre en chapeau de paille ou de feutre, suivant la saison, qui conduit un phaéton poudreux, dont le cheval modeste ne se doute pas qu’il traîne Jules Favre et sa fortune.
Elle a grandi, cette fortune démocratique, depuis le jour où le jeune avocat venait défendre à Paris les accusés d’avril, et elle s’est toujours soutenue à travers les haines de toute sorte que sa parole mordante, que son âpreté inflexible a soulevées même dans son parti. Quand Favre parle, disait-on à la Constituante, la droite frémit et la gauche tremble. Aujourd’hui encore, sous chaque rancune qui s’attache à son nom, il y a un ancien ami. Demandez à Louis Blanc ce qu’il en pense !
C’est précisément de ne pas être un tribun que les autres tribuns lui reprochent. — Qu’est-ce qu’un tribun ? c’est le démagogue toujours prêt à conduire et à haranguer le peuple sur la place publique, à descendre armé dans la rue, à monter sur la borne, une proclamation d’une main et quelquefois un fusil de l’autre; dans un pays calme, c’est O’Connell ; dans un temps révolutionnaire, c’est Danton ! — M. Jules Favre n’a rien de ces grands agitateurs. Il n’excite pas de ces terribles émotions, il ne provoque pas de ces mortelles inquiétudes, il ne s’expose pas aux revanches exercées par une société qui a eu peur. Seul, ou presque seul dans son parti, il a pu traverser toutes nos crises, non pas sans être suspecté, mais sans être poursuivi. C’est l’homme de la légalité, ce n’est pas l’homme des révolutions.
De même, c’est l’orateur du parlement, ce n’est pas le discoureur du forum. Sa voix sombre, son accent prophétique, son rictus amer, son hoquet caverneux ont fait illusion sur son éloquence. On se la figure violente, saccadée, inculte, farouche et populaire comme les idées qu’elle recouvre ; — il n’en est- rien : l’éloquence de l’honorable M. Jules Favre est avant tout cicéronienne et académique. Sa période savante et sonore a le contour harmonieux, la ligne classique, et aussi l’ampleur flottante de ces chefs-d’œuvre oratoires où l’art a plus de part que l’inspiration. C’est pour elle qu’a été faite la comparaison du fleuve tranquille qui caresse amoureusement ses rives, et dont les ondes paresseuses enlacent mollement des lies de fleurs.
Parfois, le fleuve se change en torrent, et paraît vouloir tout entraîner sur son passage. Mais cette convulsion n’est point naturelle, on y sent la préméditation du démocrate obligé de faire quelque chose pour ses électeurs, de l’avocat jaloux de contenter son client ; et ces fureurs volontaires ressemblent â un placage d’accords tumultueux qui détonnent sur la belle symphonie environnante.
Ces remplissages ne font point un grand effet. Ceux qui les lisent les savourent, ceux qui les entendent les regrettent comme une concession malheureuse aux besoins mélodramatiques du pays. Ils n’empêchent point M. Jules Favre d’être un des premiers orateurs de la Chambre, ils l’empêcheront toujours d’être un orateur entraînant. Plus il met de flamme factice dans sa parole, moins il en communique à son auditoire; plus il veut paraître convaincu, moins il convainc ; — il n’aura toute sa puissance que le jour où il consentira à ne rien dire au-delà de ce qu’il pense, au-delà de ce qu’il sent.

 

 

ROUHER

vu par Marx

Si vous avez suivi les expéditions oratoires de M. Rouher, vous avez dû remarquer que le commencement de ses répliques ne varie jamais. Sa rhétorique a pour base un système de classification — de division plutôt — qui donne à ses exordes une allure beaucoup plus mathématique que littéraire.
Exemple : Un opposant a préconisé l’adoption d’une mesure en désaccord avec les vues du gouvernement. Le ministre d’État monte à la tribune, enlève sa calotte noire de dessus sa tête par un mouvement brusque, et commence ainsi :
« Messieurs, le discours que vous venez d’entendre porte sur trois points : 1° La nécessité de prendre telle mesure ; 2° les moyens de mettre cette mesure en pratique ; 3° les conséquences de cette mesure.
« Je vais analyser successivement ces trois points et démontrer qu’aucun d’eux ne mérite la sanction de la Chambre. »
Et ce programme une fois tracé, Son Excellence passe aux développements — où elle « excelle. »
M. Rouher est, sans contredit, l’un des orateurs qui excite le plus l’attention du Corps législatif, et nous ne saurions nier l’autorité de sa parole. Sa faconde a quelque chose de dominateur, son élocution subjugue, l’universalité de ses aptitudes étonne, et quand l’ex-avocat de Riom ne convainc pas, il intéresse. Je l’ai vu souvent réfuter, séance tenante et sans préparation, les arguments les plus spécieux. Malgré les côtés fougueux, emportés et même violents de son éloquence, il s’égare rarement et reste toujours esclave de ce procédé que je signalais plus haut. Grâce à lui, le tribun « tonitruant » ne perd point de vue les chefs d’accusation dirigés contre ses théories et marche droit au but, évitant les digressions qui affaiblissent les plaidoyers, et se souciant davantage du fond que de la forme de sa harangue.
M. Rouher a contre lui un organe défectueux et une plastique un peu épaisse. Le manque d’exercice et le travail assis ont développé son embonpoint au point que sa marche en est alourdie… Un peu plus et il serait obèse. Quant à sa voix, elle est puissante — trop puissante, selon un député, qui, un jour, disait dans la salle des Pas perdus :
— M. le ministre d’État est encore plus entendu qu’écouté.
M. Rouher n’est pas sobre de gestes à la tribune. Le mouvement qu’il semble affectionner dans les phases orageuses de ses campagnes, consiste à étendre les deux bras en avant ; ses doigts se replient sur la paume de la main, à l’exception de ses deux index qu’il braque sur l’ennemi. . . On dirait un voyageur attaqué, couchant en joue avec des pistolets les malfaiteurs qui en veulent à sa bourse.
Parfois aussi l’orateur croise les bras derrière le dos, jette la tête en arrière et écarte les jambes : c’est dans cette position qu’il analyse, commente et raisonne. Il arrive aussi qu’il élève un bras en l’air, comme un prédicateur montrant le ciel aux humains égarés. Dans ces moments-là il en appelle volontiers aux jugements de la postérité, et affirme que son verdict ne lui sera pas défavorable.
M. Rouher n’aime point le faste et vit très-modestement — si modestement que les mauvaises langues le disent non moins économe qu’économiste. De fait, sa mise est toujours fort simple. Il porte des souliers décolletés, s’habille en noir, et rien dans ses allures ne laisse supposer qu’il est le premier dignitaire de l’empire, après l’Empereur. Il arrive au Corps législatif en voiture. Son valet de pied l’accompagne jusqu’à l’entrée de l’amphithéâtre, et lui remet son énorme serviette de chagrin… La dimension de ce sac de cuir qui crève de notes, de documents et de dossiers, ne doit surprendre personne.. . Songez qu’il contient tous les ministères.
M. Rouher prend place au banc des commissaires du gouvernement et suit les débats sans défaillance et sans lassitude.
À part quelques réflexions qu’il échange avec ses voisins, il écoute les orateurs, calme, silencieux, le regard à demi voilé, comme un moine en prière. On dirait parfois qu’il est sur le point de s’endormir ; mais quand il présente ses répliques, on s’aperçoit bien qu’il veillait de ses deux oreilles.
Son visage n’est point laid, les lignes de sa figure ne manquent point de régularité… Il a même un sourire très-séduisant. M. le ministre d’État est sans doute de ces hommes qui sont très-aimables dans l’intimité, mais qui s’imaginent que le charme est incompatible avec les hautes fonctions, et qu’il faut rester grave et dur sous peine de porter atteinte à la majesté de sa situation.
On prête à Son Excellence de nombreux traits d’esprit. J’en veux consigner ici deux qui m’ont été contés sous toutes réserves. On parlait à M. Rouher de M. X…, un opposant qui doit se porter candidat aux élections prochaines.
— X…, lui disait-on, est un gaillard à craindre… il est carré par la base.
— N’est-ce point taré par la base que vous voulez dire ? répondit l’homme d’État.
Lorsque parut dernièrement la brochure du général Trochu, quelqu’un lui aurait dit dans les corridors du palais Bourbon :
— Ne croyez-vous pas qu’il serait utile de réfuter certains points de ce factum?
— Peuh ! fit le ministre, on ne croit guère de nos jours aux atomes trochu.