Récit de Gaston Bergeret
I.
Monthurel était arrivé à l’âge où on est quitté par les passions. Il avait usé de la vie sans l’épuiser et son fort tempérament, désormais à l’abri des orages, était encore en mesure de s’exercer aux luttes de la vie publique. Dans sa longue carrière d’avocat, il avait acquis la pratique des affaires, quelque connaissance des hommes et une certaine liberté d’allures. Après avoir été, sous l’empire, dans les rangs de l’opposition, il n’avait cependant conservé, contre le régime qu’il avait combattu, qu’une haine tranquille car il se rendait compte que, si ce régime n’eût pas existé, il n’aurait pas eu l’occasion de le combattre, ne serait pas devenu, dans son chef-lieu d’arrondissement, le coryphée du parti libéral, et n’eût pu parvenir à remplacer au conseil général un riche propriétaire qui y avait représenté son canton pendant plus de vingt-cinq ans.
Depuis quelques années, sa fortune politique n’avait fait que grandir ; non seulement il avait été élu député, comme bien d’autres, mais il s’était créé à la Chambre une situation personnelle de quelque importance, on le consultait dans les affaires qui intéressaient son groupe, on l’écoutait dans les bureaux, on appréciait ses rapports ; il avait eu le bonheur de prononcer un discours généralement applaudi et la sagesse de n’en pas prononcer d’autres.
On commençait à dire qu’il était un homme de premier ordre, qu’il n’avait pas encore donné sa mesure, qu’il se réservait pour une combinaison à venir et qu’il faudrait le voir à l’œuvre. C’est un instant rapide et décisif, qui se présente à quelques hommes politiques : beaucoup l’attendent toute leur vie ; quelques-uns, trop malins, le laissent passer. Monthurel était prêt. Il avait eu la patience d’attendre et il se sentait le courage d’oser.
Sa vie n’était pas tout entière absorbée par la noble ambition de servir son pays et d’employer ses talents au bien public : il avait une fille qui était la joie de son cœur et la parure de sa maison. Thérèse avait vingt ans et c’était elle qui, depuis la mort de sa mère, dirigeait les affaires domestiques. Elle n’avait pas été élevée tout à fait au gré de Monthurel : sa mère lui avait inculqué, dès la première enfance, des sentiments de piété qui, depuis, s’étaient encore développés. Au sortir du couvent, la jeune fille avait conservé avec les Sœurs qui avaient été ses maîtresses des relations fréquentes et affectueuses, et parfois elle cherchait querelle à son mécréant de père sur ce que laissaient à désirer sa foi et sa pratique. Ce n’était pas qu’il mît le moindre obstacle aux habitudes religieuses de sa fille : il se gardait bien de jamais proférer devant elle quelqu’une de ces plaisanteries qui peuvent être imputées à blasphème ; il ne réclamait pas de viande le vendredi et ne refusait pas d’accompagner sa fille à l’église une fois par hasard. Mais on ne peut pas non plus demander à un mandataire qu’il heurte de front les idées de ses mandants, et c’était déjà beaucoup de ne pas voter la suppression du budget des cultes.
Pendant l’hiver qui venait de s’écouler, Thérèse avait dansé plusieurs fois avec René Danglade. C’était un jeune médecin dont on disait partout le plus grand bien, et plusieurs indices donnaient à penser qu’il recherchait Thérèse en mariage : il la saluait gravement, lui procurait les rafraîchissements les plus rares, ne restait pas au bal après qu’elle était partie, et il écoutait Monthurel avec complaisance. Les choses en étaient là quand vint à se former le cabinet qui devait être le cabinet du 5 avril. Dès les premiers jours de la crise, le nom de Monthurel fut un de ceux qu’on mit en avant pour la composition des diverses listes qui circulaient ; il ne se laissa pas enivrer par ces flatteuses rumeurs et, quand on le félicitait déjà, il répondait avec modestie que son concours était acquis d’avance à tout ministère qui s’inspirerait des intérêts permanents de la France et des vœux légitimes du suffrage universel, mais que bien d’autres hommes se recommandaient de préférence au choix du chef de l’État par l’éclat de leurs services et l’influence de leurs noms.
Cependant le président désigné du futur conseil ne tarda pas à le pressentir sur les conditions dans lesquelles il consentirait à faire partie du nouveau ministère. On n’avait pas encore de programme ; on se réservait d’en arrêter un quand les circonstances le permettraient : il fallait commencer par être. Monthurel n’aurait pas accepté le pouvoir à tout prix, pour la vaine satisfaction de son amour-propre ou dans de sordides vues d’intérêt personnel. Il entendait, dans le cas où il assumerait le fardeau des affaires, conserver sa pleine liberté d’action pour appliquer, une fois au pouvoir, les principes qu’il avait soutenus dans l’opposition ; il se proposait d’inaugurer enfin l’ère des réformes sérieuses et tenait à laisser de son passage au ministère des traces qui lui fissent honneur.
Dans le ministère de la justice, dont le portefeuille lui était destiné, il y avait précisément de quoi alimenter dans une large mesure son amour du travail et son esprit de progrès. Il avait tout un plan pour la réforme du code de procédure. Il voulait simplifier les rouages de cet engrenage judiciaire qui dévore sans profit les petits patrimoines, supprimer les interminables formalités qui retardent la solution des affaires, racheter toutes les charges de notaires, d’avoués et d’huissiers, et en confier l’exercice à des fonctionnaires qui auraient des traitements fixes et dont les services seraient gratuits pour les parties. Cela devait comporter une assez forte dépense au début ; mais le crédit de la France est en mesure de faire face à bien d’autres opérations, et l’économie qui en résulterait pour le contribuable lui permettrait de consommer davantage et faciliterait les transactions, ce qui amènerait inévitablement une augmentation dans le rendement des impôts.
Ce n’était pas la seule réforme qu’il eût à cœur d’introduire dans la législation ; mais il savait que tout est difficile ; il ne voulait pas trop entreprendre à la fois, et, bien qu’il ne fût pas encore ministre, la seule possibilité de le devenir l’inclinait à penser qu’il est toujours sage de ménager les transitions.
Thérèse accueillit sans enthousiasme cette éventualité de ministère : elle savait que déjà, pour être simple député, son père négligeait beaucoup son cabinet d’avocat, que leur fortune n’était pas considérable, que le métier de ministre est un de ceux où il y a le plus de morte saison et qu’après avoir goûté du pouvoir, on se remet difficilement au travail. Elle craignait d’ailleurs que son père ne fût entraîné par les nécessités de la politique à prendre, en matière religieuse, une attitude dont elle souffrirait dans sa conscience et qui pourrait être mal jugée dans leur entourage féminin.
Monthurel eut aussi un moment d’hésitation ; la perspective des responsabilités qu’il allait encourir n’était pas sans lui causer quelque émotion. Serait-il à la hauteur de sa situation ? Il se rappelait que la garde des sceaux de France a été illustrée par les plus grands noms parlementaires, et il appréhendait de faire petite figure dans cette galerie ; mais il réfléchit que ses prédécesseurs n’avaient pas tous été également brillants et qu’il ne fallait pas pousser l’humilité jusqu’à croire qu’on pouvait être le dernier entre eux. Il accepta.
À peine avait-il fait connaître sa résolution, que la combinaison échoua. Il y avait une moitié de la liste qui ne voulait entrer dans le cabinet que si l’autre moitié en était exclue. Tout était à recommencer. Une heure auparavant, Monthurel aurait renoncé au ministère sans regret ; maintenant qu’il avait accepté, il lui déplaisait d’être en échec.
Les journaux de son pays avaient déjà imprimé qu’il allait être ministre ; ce devait être là-bas le sujet de toutes les conversations : ses amis disaient sans doute qu’ils l’avaient toujours prévu, et ses adversaires avaient l’oreille basse. Le ministère de la justice surtout ! On est le chef suprême des cours et tribunaux, le maître tout-puissant des parquets ; on fait trembler les juges de paix, on est quelque chose de mystérieux et de sacré pour les notaires. Quand il serait allé dans son arrondissement, quel effet il aurait produit dans les villages, principalement dans les chefs-lieux de canton, parce que dans les communes rurales on ne se rend pas bien compte de ce que c’est. Et au chef-lieu ! En être parti simple avocat et y revenir garde des sceaux ! Il ferait beau voir si le président du tribunal aurait toujours son air de morgue. Il ne s’agissait pas de lui faire du tort ; au contraire, il aurait été savoureux d’être bon pour lui. On aurait pu faire avancer son fils. Et tout cela s’écroulait.
À Paris même, durant les pourparlers, Monthurel avait grandi à ses propres yeux ; il se sentait l’encolure d’un personnage ministériel : plusieurs personnes l’avaient déjà traité en ministre. On lui avait présenté des demandes, il ne les avait pas reçues ; mais il avait dit qu’il les examinerait plus tard, si c’était lui. On sonnait à sa porte dès le matin ; il recevait en bon enfant, il affectait de ne pas se prendre trop au sérieux ; il n’avait pas l’air protecteur, mais il avait besoin d’y faire attention. Au point où il en était, ne pas le nommer, c’était presque lui faire une avanie.
Il se dit qu’il était trop avancé pour reculer ; il aurait mieux aimé attendre les instances et n’avoir qu’à se défendre ; mais, puisqu’il le fallait, il se résolut à agir. Ce n’était pas lui qui était en cause, c’était toute une politique, et la seule politique conforme à l’intérêt du pays. En désertant le combat, il aurait laissé le champ libre à des aspirations malsaines, à des compétitions fâcheuses : son parti avait compté sur lui et il n’avait pas le droit de se dérober à un devoir, quoi qu’il en pût coûter à ses goûts et à son caractère.
Il entra franchement dans la lice et fit ce qu’il fallait faire. Dans les entretiens dont il rencontra ou fit naître l’occasion, il indiqua les grandes lignes de ce que serait son administration, novatrice sans violence et respectueuse du droit sans pusillanimité ; il consentit à prendre quelques engagements, il ne crut pas devoir taire l’insuffisance des candidats qui lui étaient opposés, le mauvais effet que produirait leur nomination et les interprétations désobligeantes auxquelles pouvait donner lieu leur passé. Il lui fallut même, puisque le malheur des temps en faisait une nécessité, promettre qu’il examinerait sans faiblesse les dossiers de quelques fonctionnaires suspects et accueillir la désignation de ceux qui pourraient être aptes à les remplacer.
Un reporteur vint lui faire subir une entrevue ; il le garda à déjeuner, sans façon, lui raconta toute sa vie, lui avoua les secrets de diverses personnes et lui fit sa profession de foi en matière de presse : on avait tort de soustraire à la publicité ce qui se passe dans les administrations ; un serviteur loyal de la démocratie n’a rien à redouter du grand jour et du contrôle de l’opinion publique ; lui, il ne serait pas avare de communications aux journaux, à ceux surtout dont les rédacteurs étaient des hommes sûrs et éclairés.
Il ne s’en tint pas là et fit passer, de côté et d’autre, des entrefilets où l’on disait, tantôt que sa nomination était signée, tantôt qu’il refusait d’entrer dans le ministère, ou encore qu’il allait prendre la direction d’un nouveau groupe.
Le 4 avril, dans la soirée, il fut appelé chez celui de ses collègues qui était chargé de former le cabinet : la première combinaison était en partie reconstituée ; seulement on avait dû disposer du portefeuille de la justice : c’était sur cette concession que l’accord avait pu s’établir. Il restait un portefeuille vacant, celui du ministère de l’hygiène publique, pour lequel il y avait deux candidats en présence : Monthurel, et un de ses cousins. On préférait Monthurel et on l’avait fait appeler le premier ; mais il fallait qu’il donnât sa réponse avant minuit, parce que les décrets devaient paraître au Journal officiel du lendemain.
Monthurel rentra chez lui, en proie à des sentiments violents : il était profondément irrité qu’on ne lui eût pas gardé le portefeuille de la justice, auquel il était déjà habitué, et il avait été sur le point de refuser tout net le ministère qu’on lui offrait ; une seule chose l’avait arrêté, c’est que, sur son refus, on aurait nommé son cousin, et il ne pouvait supporter l’idée que ce nigaud devint un personnage.
Sa fille le calma ; elle avait eu le temps de réfléchir et de consulter ses amies, et elle pensait qu’il est toujours sage d’occuper les hautes situations : on est quelquefois en mesure d’y faire un peu de bien et l’on peut souvent y empêcher beaucoup de mal. Dans l’intérêt même des idées qu’elle voulait servir, son père valait mieux qu’un autre : il était accessible aux bons sentiments, et d’ailleurs elle serait là.
Le portefeuille de l’hygiène publique n’était pas, au surplus, sans présenter quelques avantages : on y trouverait l’occasion de faire quelque chose pour René Danglade, puisqu’il était médecin, et ce n’était pas un point de vue à dédaigner. Monthurel finit par écrire qu’il acceptait, et il alla se coucher.
Quand il se réveilla, il était ministre.
II.
La première fois qu’on est ministre, on se heurte tout d’abord à des difficultés qui n’ont l’air de rien et qui sont très délicates. Il n’y a pas de cérémonial établi : on ne vient pas chercher le titulaire à son domicile pour le conduire, avec les pompes auxquelles il aurait droit, dans l’immeuble affecté à son département. Le Journal officiel publie tout simplement le texte d’un décret ; on le reçoit en se levant et on ne sait que faire. On ne peut pas s’en aller tout droit à son ministère : on risquerait d’être arrêté par un concierge rébarbatif, demandant d’une voix rogue : « Où allez-vous ? ». On n’aurait qu’à lui dire : « C’est moi qui suis le ministre » pour le faire aussitôt changer de ton ; mais c’est ennuyeux.
Et puis on a toujours un prédécesseur ; on ne sait pas s’il est parti, on n’est pas généralement en bons termes avec lui puisqu’on le fait déguerpir, et, si on allait le voir, on aurait l’air de venir pour le pousser dehors, pour jouir de sa déconvenue ou pour l’accabler d’une politesse insultante.
On aurait bien le droit d’aller faire une visite à son secrétaire général, à qui l’on n’est pas sans avoir eu déjà quelque faveur à demander. Mais il est plus digne de l’attendre. Il ne faut pas avoir l’air d’être si pressé. On a bien voulu accepter le fardeau du pouvoir, mais on est censé avoir beaucoup d’autres affaires, on n’a pas peur que l’hôtel du ministère s’en aille et l’on ira y faire un tour quand on aura le temps. Seulement, si le secrétaire général s’avisait de ne pas bouger ! Il y en a qui craignent de paraître obséquieux, d’autres qui aiment à voir venir. On ne peut pas l’attendre indéfiniment. Savoir qu’on est ministre et rester chez soi à lire le journal ou à regarder par la fenêtre, ce n’est pas une attitude.
Monthurel ne s’attarda pas à ces misères et s’en alla voir ses collègues, avec qui il causa des difficultés de la situation politique et prit rendez-vous pour le conseil qui devait avoir lieu dans la journée. Entre temps il essaya bien de savoir comment s’y prenaient ceux de ses collègues qui n’étaient encore installés dans aucun ministère ; mais il ne voulait pas le demander et on ne lui en parla pas non plus. Pendant son absence, le secrétaire général était venu, avait laissé sa carte et n’avait pas annoncé l’intention de revenir. Il fallait prendre un parti.
La première chose dont on a besoin pour être ministre, c’est un secrétaire particulier, et il faut le choisir avec discernement parce qu’on est amené à lui dire toutes sortes de petites affaires qui sont quelquefois connexes aux grandes. Le secrétaire particulier est à la fois un confident et un auxiliaire, un agent de transmission et, pour ainsi parler, un commis de cerveau qui est chargé de tenir vos idées en ordre et de vous présenter, avec discrétion et célérité, celles dont vous avez besoin.
Au grand étonnement de Monthurel, les candidats à ce poste de confiance n’affluaient pas : personne encore n’était venu briguer cet honneur. Peut-être croyait-on qu’il était pourvu depuis longtemps. Il arrive quelquefois pour les positions très recherchées, comme pour les très jolies femmes, que personne ne les demande, parce qu’on ne peut pas supposer qu’elles soient libres. Ou bien on ne se souciait pas de s’engager dans une aventure éphémère, pour des appointements médiocres et avec la crainte expérimentale que le ministre fût emporté par une tourmente avant d’avoir eu le temps de ménager à son secrétaire une sinécure durable.
Il fallut que Monthurel se mit lui-même en quête d’un protégé. En allant solliciter à cet effet un de ses vieux camarades dont le fils venait de finir son droit, il passa devant le ministère de l’hygiène publique ; il regarda avec intérêt ce bel édifice en se disant : « Maintenant, c’est à moi. » Mais il n’osa pas y entrer.
Enfin il eut une réponse favorable dans la soirée, et, dès le lendemain matin, il put envoyer son secrétaire en reconnaissance. Celui-ci se mit en relation avec le personnel intérieur et au courant des êtres de la maison, puis rapporta que le prédécesseur était parti. L’ennemi avait évacué ; on avait des intelligences dans la place : Monthurel put occuper le ministère.
Il fut reçu à la porte de son cabinet par Dominique.
C’était un homme d’une cinquantaine d’années qui avait fait la campagne du Mexique comme ordonnance d’un général ; à la fin de son congé, il était entré au ministère en qualité de garçon de bureau, et, comme il servait bien à table, qu’il avait une belle prestance, une voix forte et l’air très distingué, il était parvenu à l’emploi d’huissier du cabinet. Il reçut Monthurel avec la tenue respectueuse et discrète qu’on remarque chez les gens de service dans les administrations bien organisées, mais sans émotion : il en avait vu bien d’autres, et les ministres ne l’effrayaient pas.
Ce n’était pas fini. Il y avait encore à constituer le cabinet du ministre, pour lequel il fallait au moins un chef. À la rigueur on pouvait se passer du reste. C’était là que Thérèse attendait son père : elle vint s’appuyer sur le dossier de son fauteuil et, tout en le câlinant, elle lui suggéra l’idée de confier ces fonctions à René Danglade : il y avait toutes les raisons de s’intéresser à un avenir qu’on partagerait peut-être, et, en admettant, comme il fallait l’admettre, que cette position ne fût pas éternelle, il en resterait toujours quelques avantages, un certain prestige, des relations, la connaissance des hommes et des choses.
Contre toute attente, Monthurel se montra récalcitrant à ce projet : d’abord, pour le chef du cabinet, il n’avait que l’embarras du choix ; la position lui était demandée de plusieurs côtés, et il avait mis dans ses plans de la donner à un sous-chef du ministère pour avoir sous la main et dans ses intérêts quelqu’un qui fût en mesure de l’initier aux affaires dont il allait désormais avoir la gestion. Car il ne se dissimulait pas qu’il était totalement étranger aux besoins de l’hygiène publique et surtout aux moyens d’y pourvoir. Ayant passé sa vie dans la pratique du droit, ce n’était pas en médecine qu’il était devenu habile ; il n’avait pas la prétention d’aborder, à son âge, l’étude de la pathologie et de la thérapeutique, et il savait qu’on n’a pas besoin d’être bœuf pour conduire un troupeau ; mais il lui restait beaucoup à apprendre, même au point de vue purement administratif. Pour le ministère de la justice, s’il l’avait eu, il était en possession d’un programme ; ses idées pouvaient être bonnes ou mauvaises, mais il avait des idées et il savait quelles réformes il voulait accomplir.
Pour le ministère de l’hygiène publique, il n’avait pas d’idées : il était également décidé à y réaliser des réformes, mais il ne savait pas encore lesquelles et il tenait à avoir le concours d’un homme de la maison qui le mît en garde contre les témérités de son initiative.
Thérèse avait bien une solution : c’était de prendre René Danglade comme chef et d’avoir un sous-chef qui ferait la besogne. Mais l’austérité de Monthurel se révolta contre cet acte de népotisme : dans son zèle de néophyte ministériel, il ne voulut pas encourir le reproche d’avoir sacrifié le bien du service et les règles de l’avancement hiérarchique à des considérations dans lesquelles se trouvait engagé un intérêt personnel de famille. Thérèse dut renoncer à son projet.
Monthurel avait d’abord songé à ne pas habiter le ministère ; il lui paraissait plus conforme aux mœurs démocratiques de venir à son cabinet comme on va au siège d’une société dont on est administrateur, pour traiter les affaires, donner des signatures, et de rentrer ensuite chez lui, en faisant ainsi deux parts de sa vie, l’une pour les affaires publiques, l’autre pour le repos domestique. Mais, aucun de ses collègues n’ayant adopté cette pratique, il ne voulut pas se singulariser par une résolution qui aurait impliqué une sorte de blâme pour les autres et qui l’aurait placé dans une situation isolée. D’ailleurs Thérèse, avec la curiosité et l’entrain de son âge, s’était fait une fête d’avoir une grande chambre, un jardin séculaire et des appartements de réception. Il se résigna. Mais il ne consentit qu’à jeter un coup d’œil furtif sur son installation et s’en remit à sa fille du soin de prendre les mesures nécessaires pour faire venir ce qui manquait. Car, si l’État pourvoit au logement des ministres, il ne peut prévoir toutes les convenances personnelles, et il y a toujours quelques objets qu’on est bien aise d’avoir à soi.
Elle fut d’ailleurs assistée dans cet aménagement par une sœur de sa mère, encore jeune, mais sérieuse et connaissant les prix, et par René Danglade, qui saisit avec empressement cette occasion de se rendre utile ou agréable.
Il avait eu d’abord à donner son avis médical sur les avantages et les inconvénients que présente pour une chambre à coucher le voisinage de grands arbres, sur les substances vénéneuses qui entrent dans la composition des divers papiers de tenture et sur le mode de chauffage le plus hygiénique. Puis il avait insensiblement pris goût à des consultations qui le rapprochaient de Thérèse : l’ascension dans les combles, l’exploration du calorifère et les courses en voiture chez les fournisseurs étaient devenues de véritables parties de plaisir qui permettaient aux deux jeunes gens de se regarder de plus près sous la tutelle de la tante.
René se tira assez bien des épreuves auxquelles fut soumise sa patience ; on le faisait changer d’avis quatre fois par jour et on exigeait qu’il approuvât tour à tour, avec les marques d’une conviction sincère, les combinaisons les plus contradictoires. Il se surprit un jour, tout en haut d’une échelle, prenant consciencieusement des mesures et ne réussissant qu’à se faire appeler maladroit par Thérèse. Mais elle l’aimait bien tout de même.
Si elle le bousculait un peu, c’était pour essayer son caractère, et, quand elle lui avait dit des choses désagréables, elle ne lui en gardait pas rancune.
– Monsieur René, voulez-vous me donner mon carnet ? Il est sur la cheminée.
– Mademoiselle, je ne vois pas de carnet sur la cheminée.
– Sur la table alors. Vous ne savez rien trouver. Ah ! je l’ai dans ma poche. Il fallait me le dire… Cette peluche olive fera mauvais effet.
– Oui. Ce n’est pas une couleur franche. Il aurait mieux valu la prendre bleue.
– Bleue ! Vous n’y pensez pas. Vous aimez le bleu ?
– Oh ! non.
– C’est encore celle-ci qui va le mieux. C’est une nuance éteinte qui ne fatigue pas l’œil.
– En effet, le bleu est criard.
– Ce ministère est trop grand ; il y a tant de place qu’on ne sait où se mettre.
– On a peut-être prévu que la fille du ministre pouvait se marier.
– Ce serait bien mal choisir son moment.
– Le moment le plus proche est le meilleur quand on s’aime.
– On est sûr d’avoir pour femme, six mois ; après, la fille d’un homme tombé.
– C’est vrai. On aurait l’air de rechercher sa protection.
– Vous disiez le contraire tout à l’heure ; il n’y a aucune suite dans vos idées.
– Quand je change d’avis, c’est pour rester du vôtre.
Alors elle lui tendait la main en souriant, et elle pensait qu’elle serait bientôt Mme Danglade.
Quant à Monthurel, il avait hâte de se mettre au travail et d’étudier le budget de son ministère. Il ne put cependant, en entrant dans son cabinet, s’empêcher de regarder autour de lui : le meuble avait un aspect à la fois riche et austère. L’Empire, la Restauration, la monarchie de Juillet et le second empire y avaient laissé, qui une pendule ou une chaise longue, qui des casiers ou des fauteuils, jurant avec des tentures modernes et des colifichets de la veille ; mais le tout formait un ensemble spécial qui ne se retrouve guère ailleurs. Il y avait des objets bizarres, comme un crachoir à pédale, un cartonnier dont la devanture de lames d’acajou se relevait difficilement par un mécanisme ingénieux, et deux tourterelles empaillées se becquetant sous un globe de verre. Chaque ministre avait ajouté quelque chose au mobilier ; aucun n’avait eu le temps de tout faire enlever.
Monthurel n’échappa pas à un rapide mouvement de satisfaction en pensant qu’il était désormais le chef de l’hygiène en France et que, de tous les points du territoire, on attendait ses ordres pour agir. Mais il aurait eu honte de se complaire à cette puérile vanité.
À peine était-il assis à son bureau que Dominique entra :
– Monsieur le ministre a sonné ?
– Non.
– Pardon, monsieur le ministre.
Monthurel déploya sa serviette et commença à compulser les documents dans lesquels il avait à se débrouiller.
Dominique entra de nouveau.
– Monsieur le ministre a sonné ?
– Non.
Quelques instants après, Dominique entra encore.
– Mais je ne sonne pas, dit-il ; il doit y avoir un fil dérangé.
– Monsieur le ministre a peut-être sonné sans le savoir, répondit Dominique.
Et, voyant l’étonnement du ministre à cette supposition, Dominique lui fit remarquer qu’il y avait sous le bureau, à droite, à la hauteur du genou, un bouton de sonnerie électrique qu’il pouvait avoir touché sans y prendre garde.
– Quelle idée, fit Monthurel, d’avoir placé là un bouton de sonnette !
Dominique lui expliqua alors que cette disposition avait sa raison d’être. Quand le ministre était importuné par une visite qui ne finissait pas et qu’il ne pouvait congédier brutalement, il n’avait qu’à presser du genou le bouton d’ivoire : l’huissier entrait et interrompait l’audience.
– Ah ! très bien ! En effet, cela peut servir. J’y ferai attention.
Dominique se retira avec un sourire de protection qui semblait dire : « Comment ! il ne sait pas encore ces choses-là ! »
C’était d’ailleurs un homme précieux que Dominique : il était réservé, complaisant, et se piquait d’avoir du flair.
Le même jour, comme Monthurel rentrait après être sorti avec sa fille, Dominique, en lui remettant le monceau de cartes et de lettres qu’on avait apportées pendant son absence, lui dit presque confidentiellement :
– Il est venu aussi une dame, qui voulait voir monsieur le ministre ; elle n’a pas laissé son nom et a dit qu’elle reviendrait. Je lui ai offert d’attendre monsieur le ministre dans son cabinet…
– Comment ! Sans la connaître !
– Oh ! j’ai vu tout de suite que c’était une dame très bien.
Monthurel n’insista pas, ne sachant qui pouvait être cette dame très bien qui avait, de prime abord, inspiré tant de confiance à Dominique. Il comprenait, au ton à moitié mystérieux de la communication, que Dominique avait tenu à ne pas faire de maladresse dans cette circonstance, et, bien qu’il n’eût rien à cacher, il n’avait pas à se blesser d’une supposition de ce genre. Mais il sut bientôt que c’était tout simplement sa belle-sœur qui était venue pour aviser à quelques détails d’intérieur.
Quelque temps après, il eut l’occasion de remarquer que Dominique ne s’intéressait pas seulement à lui, mais avait des dispositions à favoriser certains solliciteurs. C’est ainsi qu’il se vit presque imposer la visite d’un industriel dont il aurait préféré ne pas entendre le boniment. Cet entrepreneur voulait lui faire accepter un marché de produits pharmaceutiques évidemment onéreux pour l’État. Monthurel n’en voulait pas ; mais il eut beau, ce jour-là, presser du genou à plusieurs reprises la sonnerie électrique de son bureau, Dominique n’entra pas. Le fournisseur s’y prenait trop bien pour qu’on pût le mettre à la porte par les épaules : il avait commencé par faire entendre que, s’il obtenait la commande, il aurait besoin d’augmenter son capital et qu’il trouverait encore son avantage à emprunter à 15 pour 100 en donnant des garanties à toute épreuve. Monthurel n’ayant pas voulu comprendre, il ajouta que, pour donner toutes facilités à la surveillance, il accepterait le titulaire qui lui serait désigné pour faire partie du conseil d’administration, et, comme cette ouverture n’avait pas mieux réussi, il feignit de ne pas être au courant de la manière dont s’effectuent les émissions d’obligations et sollicita l’indication d’un banquier qui fût disposé, moyennant une juste commission, à réaliser les titres.
Monthurel n’avait pas voulu se fâcher : il pensait qu’il vaut mieux éconduire sans bruit ce genre d’insolents que de faire des esclandres ; mais il crut s’apercevoir que Dominique avait trop d’égards pour ce visiteur.
Il commençait à jouir de sa situation. Il arrivait de son pays des solliciteurs qui étaient des gens de conséquence, qui jusqu’alors, par leur situation foncière ou par l’élévation de leurs grades, lui avaient paru à l’abri du besoin, et qui venaient se présenter avec l’intention manifeste de se rendre agréables. Ce n’était pas toujours dans un intérêt personnel, c’était aussi pour faire valoir les titres de postulants à qui ils n’étaient liés que par des relations de parenté ou d’affection ; mais cela lui créait toujours une clientèle locale qui, plus tard, serait d’autant plus embarrassée pour désavouer les services rendus qu’il prenait soin d’exiger des demandes écrites. Ces hommages de clocher n’étaient pas encore ceux auxquels il était le plus sensible : il trouvait un plaisir plus délicat à recueillir les respects et les flatteries des illustrations de la science ou de l’art. Peut-être même, si l’on était descendu au fond de son cœur, y eût-on trouvé plus de condescendance pour les notabilités masculines ou féminines du monde parisien que pour la tourbe de ses électeurs.
Au Sénat et à la Chambre, il se sentait entouré d’une considération craintive ; ses amis ne s’adressaient à lui qu’en s’excusant de recourir à l’ancienneté de leurs affectueuses relations ; il voyait rôder autour de lui des adversaires déclarés de sa politique ; quelques-uns s’enhardirent jusqu’à lui confier des affaires délicates où ils étaient intéressés, et ce ne furent pas les plus mal reçus.
Un jour que le président du conseil n’était pas venu, il eut occasion de monter à la tribune pour parler au nom du gouvernement ; au début, sa parole fut accueillie par quelques rumeurs et il sentit une sueur froide perler sur son front quand il mesura de la pensée la gravité des intérêts dont il était responsable. Mais la vigueur de sa nature ne tarda pas à reprendre le dessus, et, redevenu maître de lui-même, il s’empara de l’esprit de l’assemblée, ne dit pas de sottises et descendit au milieu des applaudissements. Il n’avait parlé qu’une minute, mais ce fut sa minute de gloire.
Il ne se faisait pas illusion cependant et comprenait que jusqu’alors on lui avait fait crédit : maintenant il fallait payer, ou par un discours éclatant, ou par une réforme audacieuse ou par une manœuvre habile. Il y travaillait. Mais il était chaque jour dérangé par quelque complication misérable.
Il lui revint, par exemple, qu’on s’étonnait de voir le ministère envahi, depuis son arrivée, par un essaim de religieuses qui, toute la journée, traversaient les cours, montaient ou descendaient les escaliers, pénétraient jusqu’au fond des appartements et emportaient continuellement des paquets. Il était d’un mauvais effet que des congrégations officiellement bannies du territoire parussent avoir leurs grandes et leurs petites entrées au sein même du gouvernement, et, bien que le ministre fût personnellement étranger à ces manœuvres, il pouvait en résulter une impression fâcheuse sur l’opinion publique. Il y avait beaucoup d’exagération dans ces récits ; mais ce qui était vrai, c’est que Thérèse recevait quelquefois les sœurs du couvent où elle avait été élevée, et qu’elle n’avait pas supprimé les cadeaux dont elle avait depuis longtemps l’habitude de les charger pour leurs pauvres.
Dominique crut devoir lui-même intervenir, et, avec toutes les circonlocutions dont il avait la pratique, il fit connaître au ministre les interprétations qui avaient cours dans les antichambres et se faisaient jour par les trous des serrures.
Monthurel eut une explication affectueuse avec sa fille ; il la pria de comprendre qu’il faut se plier à certaines exigences politiques, que les choses les plus innocentes en elles-mêmes peuvent prendre un caractère agressif par le lieu et le temps où elles se produisent et qu’il y avait d’ailleurs un moyen bien simple de continuer à voir les religieuses sans prêter à la critique : c’était d’aller chez elles au lieu de les recevoir chez soi. Thérèse le pouvait d’autant plus facilement que sa tante avait offert de l’accompagner toutes les fois qu’elle voudrait sortir, et il fut convenu qu’il en serait ainsi.
Mais ce fut Dominique qui fit les frais de cet arrangement. Monthurel lui sut mauvais gré d’être intervenu dans cette affaire. Au surplus, cet huissier commençait à l’agacer. Ses façons d’ancien régime avaient un air de blâme dédaigneux ; son respect automatique semblait faire ressortir à dessein les allures bourgeoises du ministre et on était toujours tenté de croire qu’il prenait en pitié l’inexpérience de ceux qui étaient moins anciens que lui dans le ministère. Il se considérait comme le gardien des traditions, remettait imperturbablement en place ce que le ministre avait cru devoir déranger et accomplissait avec tant de solennité les rites de son service que Monthurel ne savait pas encore s’il avait le droit de l’envoyer acheter des cigares.
Par un de ces hasards qu’on peut croire nécessaires, il survint à ce moment même un incident qui hâta la solution de la crise.
René Danglade, bien qu’il n’eût pas été agréé comme chef de cabinet, était reçu avec faveur au ministère ; il venait souvent y déjeuner, ce qui lui permettait de faire sa cour en même temps à Monthurel en lui suggérant des aperçus ingénieux, et à Thérèse en l’entourant de ces petits soins qui précèdent les grandes entreprises. Il avait pris insensiblement l’habitude de venir à ses heures et avait fini par trouver une petite table où il avait installé ses papiers à demeure.
Ses visites ayant cessé brusquement, on s’enquit de ce qui avait pu causer ce revirement et l’on apprit que c’était Dominique qui lui avait signifié son congé. Il avait naturellement supposé que Dominique agissait par ordre et s’était tenu pour battu. Il suffit de deux mots d’explication pour ramener le jeune homme, mais Monthurel fit comparaître Dominique et le secoua d’importance. Dominique le prit de haut et répondit qu’il ne pouvait obéir à tout le monde à la fois, qu’il y avait un chef du cabinet et un secrétaire particulier et que c’était bien assez.
Monthurel n’en demandait pas davantage et mit fin à la scène en disant avec fermeté et sang-froid :
– Vous êtes un insolent. Je vous chasse !
III.
Le lendemain, Monthurel fut stupéfait de voir Dominique continuer tranquillement son service, comme s’il ne s’était rien passé. Il raconta l’incident de la veille à sa fille et à René Danglade et manifesta l’intention de mettre ordre, sans délai, à une pareille outrecuidance. Mais on lui fit remarquer que Dominique était père de famille, qu’il ne fallait pas se montrer implacable pour des torts qui, en somme, ne mettaient pas la probité en cause et que la leçon de la veille suffirait pour tout remettre en place. Monthurel était bon au fond et, plutôt que de faire du mal à quelqu’un, il prit le parti de rire de la sérénité de son huissier.
Il avait d’ailleurs bien d’autres choses en tête. Ce n’était plus seulement ses amis personnels et les gros personnages de son arrondissement qui s’adressaient à lui. Tout ce qu’il y avait, de par le monde, qui connût un de ses amis ou se rattachât à un de ses électeurs, était venu fondre sur le ministère, et il ne savait plus auquel entendre. Pendant qu’on le suppliait d’un côté, on le menaçait de l’autre pour obtenir une place qui d’ailleurs n’était pas vacante, et il était assuré d’avance, quoi qu’il fît et même en ne faisant rien, de mécontenter au moins deux personnes sur trois. Si encore il n’avait eu à s’occuper que de son ministère, peut-être aurait-il pu s’en tirer. Tout le monde n’a pas des intérêts dans l’hygiène publique. Mais on ne s’en tenait pas là. Les affaires ressortissant à son département n’étaient encore que le moindre de ses soucis et on le faisait marcher pour les affaires du ressort de ses collègues. Il était censé avoir de l’influence sur tout le cabinet et l’on n’admettait pas qu’il ne pût obtenir ce qu’il voudrait des autres ministres, à charge de revanche.
Ce n’était pas ainsi qu’il avait compris le pouvoir. Il s’était imaginé qu’une fois à la tête des affaires il n’aurait plus à songer qu’au bien public ; il avait rêvé de renouveler la face de son administration, de présider avec autorité les délibérations d’où devait sortir une réorganisation intègre et judicieuse, et il en était encore à attendre l’occasion d’une réforme. Ses chefs de service ne lui avaient rien proposé et, quand il avait voulu prendre lui-même l’initiative d’améliorations indispensables, on lui avait promis des rapports, on avait mis les questions à l’étude mais l’étude menaçait de se prolonger indéfiniment. Il y avait des inconvénients à tout. Il ne savait pas exactement ce qu’il voulait et avait conscience que, s’il l’avait su, il ne l’aurait pas pu.
Il se sentait envahir par une rage sourde. Était-ce bien la peine d’être ministre pour se laisser traîner à la remorque de cette lourde guimbarde administrative ? L’envie le prit de mettre tout son ministère à la porte et de faire la besogne lui-même avec cinq ou six hommes de son choix. Il aurait pu aboutir à un échec mémorable ; mais une grande chute n’est-elle pas encore préférable aux affres d’une mort lente ?
C’en était trop d’ailleurs. On venait lui demander des choses folles et tout son temps se consumait à écouter des demandes, à suivre des affaires extravagantes. C’était autour de lui une fièvre générale d’avancement : tous les employés voulaient devenir commis principaux, tous les commis principaux sous-chefs et ainsi de suite, jusqu’aux conseillers d’État qui voulaient être présidents de section. Il oubliait que, lui non plus, il ne s’était pas contenté d’être simple député : il avait voulu être ministre. Et encore le personnel administratif a des bornes. Mais tous ceux qui n’étaient pas employés voulaient le devenir, et sans faire de stage, et avec des appointements suffisants pour vivre, eux, leurs femmes et leurs enfants.
Il y avait des gens riches qui ne demandaient pas de places, qui n’en auraient pas voulu ; mais ceux-là prétendaient avoir la croix. Ils avaient tous des titres. Les uns avaient fait des livres que le public n’achetait pas ; on leur devait des compensations. Les autres s’étaient enrichis dans le commerce : il fallait honorer en leur personne le travail qui réussit. Ceux-ci demandaient la croix depuis longtemps ; ceux-là n’avaient jamais consenti à la demander. Pour le succès, la croix est une consécration ; c’est une réparation pour le malheur.
Les plus irritants de tous étaient ceux qui, ne demandant rien pour eux-mêmes, prétendaient rendre service en venant offrir l’occasion d’une bonne action. Il aurait fallu alors faire admettre dans les bureaux de l’intendance de leur ville natale tous les conscrits qui ont besoin des soins d’une mère, procurer des bourses à tous les gamins qui montrent des dispositions, donner de la porcelaine à peindre à toutes les demoiselles malheureuses et faire embarquer tous les mauvais sujets.
Il y avait aussi la série des affaires délicates : c’était un comptable à sauver des galères, une famille à préserver du déshonneur, la tranquillité à rétablir dans un ménage, et jusqu’à des présidents d’assises dont il convenait d’étouffer l’affaire.
Le pis était que Monthurel n’y pouvait guère. Il faisait de son mieux ; mais dans son ministère il n’avait pas beaucoup de faveurs à distribuer, et il n’obtenait rien des autres ministres. On prenait note de ses recommandations, mais les solutions n’arrivaient pas et il ne pouvait pas trop se plaindre parce qu’il n’était pas lui-même en mesure de rendre de grands services à ses collègues. Seulement il entassait dossiers sur dossiers, promesses sur promesses, et commençait à se faire à lui-même l’effet d’un négociant qui, à force de signer des traites sans regarder, s’achemine vers la banqueroute.
Il apportait du moins une scrupuleuse attention à entretenir avec les députés, ses collègues, les relations les plus courtoises. Aussi fut-il consterné d’entendre un orateur, à la tribune, faire allusion à ses tendances autoritaires. Il s’informa de ce qui avait pu donner lieu à une interprétation aussi contraire à la vérité.
C’était un tour de Dominique, qui avait gardé rancune au ministre et avait saisi la première occasion de lui nuire. Il était vrai que Monthurel, impatienté des demandes dont il était assailli, avait dit un jour, sans y prendre garde, qu’il lui était impossible de travailler ainsi et qu’il ne recevrait plus en dehors des heures d’audience. Dominique avait pris cette déclaration à la lettre et répondait catégoriquement aux sénateurs et aux députés que le ministre ne voulait recevoir qu’à ses heures d’audience.
Cette fois, Monthurel n’hésita plus : il se jura à lui-même qu’il ne tolérerait pas plus longtemps de tels procédés et qu’il aurait raison de Dominique.
Monthurel ne se donna plus la peine de dire à Dominique qu’il le chassait : il le lui avait déjà dit une fois sans que cela eût servi à rien. Il fit appeler le secrétaire général, lui déclara qu’il avait lieu d’être mécontent de l’huissier du cabinet et qu’il entendait le congédier.
Le secrétaire général se récria : il ne comprenait pas qu’un vieux serviteur de l’administration eût pu s’oublier jusqu’à donner au ministre de graves sujets de mécontentement. La mesure de la révocation lui paraissait bien grave pour une première faute ; mais il se chargeait d’administrer au coupable une semonce qui préviendrait à jamais le retour d’écarts semblables.
Il eut beau dire : il ne parvint pas à faire revenir Monthurel sur sa décision. Un homme bienveillant poussé à bout a de ces partis pris.
– Quand on est mécontent d’un domestique, disait Monthurel, on le renvoie. Il n’y faut pas tant de façons.
Le secrétaire général dut alors faire remarquer au ministre que Dominique n’était pas un domestique dans l’acception ordinaire de ce terme. Sans doute il remplissait un office de domesticité puisqu’il était chargé de recevoir et de mettre les pardessus, d’ouvrir les portes, d’annoncer et de faire tous les actes généralement quelconques dont se compose un service d’antichambre. Cependant il n’occupait pas le dernier rang dans la hiérarchie du ministère : par le chiffre de ses appointements, par son rang d’inscription sur les listes d’émargement, par son titre et par son uniforme, enfin par une tradition constamment suivie, il était placé au-dessus des gens de service proprement dits et même des simples garçons de bureau. Il appartenait bien encore à la classe des agents subalternes, mais il était en quelque sorte au sommet de cette classe et confinait au cadre des employés.
– Enfin, demanda Monthurel, ai-je, oui ou non, le droit de le renvoyer ?
– Le ministre peut tout faire, répondit le secrétaire général ; mais il n’y a pas encore de précédent dans ce sens. Jusqu’à présent il n’est pas arrivé que l’huissier du cabinet ait quitté cet emploi autrement que par départ volontaire ou par admission à la retraite.
– Eh bien, je créerai le précédent. Et puisqu’il faut respecter les formes, faites-moi préparer un arrêté que je signerai dès demain.
Mais le secrétaire général ajouta que, puisque le ministre était sagement disposé à observer les formes usitées en pareil cas, il convenait de s’en tenir à la procédure réglementaire. Or, d’après le règlement institué par décision d’un des ministres précédents, la révocation d’un agent subalterne du ministère ne pouvait être prononcée que sur la proposition du secrétaire général, à la suite d’un rapport présenté par le chef du service intérieur.
Monthurel avait du caractère : il ne se laissa pas émouvoir par la sourde opposition de son secrétaire général et envoya chercher le chef du service intérieur. En l’attendant, il se laissait gagner par l’impatience : n’y avait-il pas quelque chose d’exorbitant à être obligé de subir, ne fût-ce qu’un instant, un serviteur infidèle et insolent ? Il ne pouvait cependant pas le prendre lui-même par le bras et le conduire dehors ! L’eût-il fait, ç’eût été à recommencer tous les jours. Il fallait donc trouver un moyen de renvoyer Dominique efficacement, de lui signifier un congé en forme, sur du papier à en-tête avec une griffe apposée au timbre humide et dans une enveloppe scellée de cire rouge ; il fallait arriver à faire admettre par Dominique qu’il était renvoyé et à lui faire comprendre que la résistance serait inutile. Mais était-ce possible ?
Car enfin si, après avoir été révoqué par arrêté ministériel pris en conformité du règlement, sur la proposition du secrétaire général, d’après le rapport du chef du service intérieur, Dominique persistait à ne pas s’en aller et à continuer son service, qu’est-ce qu’on pourrait faire ? Faudrait-il requérir la garde pour le mettre dehors ? Il y avait de quoi se couvrir d’un formidable ridicule. Cela ne pouvait cependant pas durer.
Le chef du service intérieur accourut à l’appel du ministre et commença par répondre : « Oui, monsieur le ministre », à tout ce que Monthurel lui disait. Il pliait sous le souffle de l’orage et n’essayait pas de se mettre en travers de la colère ministérielle.
– Ce garçon est un drôle…
– Oui, monsieur le ministre.
– Qui fait très mal son service.
– Oui, monsieur le ministre.
– Et, de plus, il est insolent.
– Oui, monsieur le ministre.
– Et je veux le renvoyer.
– Oui, monsieur le ministre.
– Vous allez faire au secrétaire général un rapport dans lequel vous lui proposerez de soumettre à ma signature un arrêté de révocation.
– Et quels sont les motifs sur lesquels je devrai appuyer ma proposition ?
Ici Monthurel dut s’arrêter un moment pour réfléchir. Il n’y avait rien à reprendre à l’attitude parfaitement administrative de ce chef de service : il disait toujours oui, il était prêt à faire tout ce qu’on voudrait ; mais il demandait des instructions. On lui prescrivait de faire un rapport : il ne formulait aucune objection ; mais en effet il fallait bien lui dire ce qu’on voulait trouver dans ce rapport. Et c’était assez difficile à dire.
Reprocher à Dominique ses airs protecteurs, ce n’était pas possible. Il n’y avait pas à alléguer ses discrets avertissements au sujet des visites des Sœurs : il avait pu ne les donner que dans une bonne intention, et un renvoi motivé sur cet incident pouvait devenir le germe d’une difficulté politique. L’affaire de René Danglade n’était pas non plus un bon terrain : il est toujours fâcheux de mêler à un acte administratif de petits arrangements de famille. Il y avait bien le refus de recevoir les membres du parlement en dehors des heures d’audience : Dominique avait manifestement abusé d’une parole échappée au ministre dans un mouvement d’impatience ; mais on ne pouvait pas nier l’exactitude matérielle du propos. En somme, il n’y avait rien, sinon que Dominique était un huissier déplaisant, hostile, insupportable ; mais on ne pouvait articuler de grief précis et concluant.
Monthurel changea de ton. Il lui déplaisait de penser qu’il était enfermé dans son cabinet, lui ministre, avec le chef d’un des services de son administration, et qu’ils étaient tous deux gravement occupés à comploter la perte d’un pauvre huissier qui attendait des ordres de l’autre côté de la porte. Et puis il s’apercevait qu’il était en colère et que c’est toujours une mauvaise attitude. Il prit une voix familière, presque affectueuse.
– Vous comprenez, mon cher monsieur, que je n’ai pas à descendre dans ces menus détails. La situation est très simple et vous ne serez pas embarrassé pour me faire le plaisir de la résoudre : j’ai un huissier qui me porte sur les nerfs ; débarrassez-moi de lui.
En somme, il intriguait auprès du chef du service intérieur pour faire congédier l’huissier du cabinet.
– S’il ne s’agit que de cela, monsieur le ministre, ce sera bien facile. Sans recourir à la révocation, qui pourrait paraître une mesure extrême, il suffira de faire passer Dominique dans un autre service et de le remplacer au cabinet par un huissier quelconque.
– C’est tout ce que je demande. Je ne veux plus le voir. Le reste m’est bien égal.
– Ce sera fait, monsieur le ministre.
Mais ce ne fut pas fait le jour même, et, dès le lendemain, Monthurel reçut la visite d’un de ses collègues de la Chambre qui venait intercéder en faveur de Dominique. Puis les démarches se succédèrent : Dominique, prévenu du danger qui le menaçait, avait mis en mouvement tous les ressorts dont il disposait. Le député de son pays natal, le député de l’arrondissement de Paris dans lequel était situé le ministère, un sénateur inamovible chez lequel sa femme avait été lingère, le fils de son ancien général, un membre de l’Institut, deux dames de charité et un auteur dramatique qu’il avait connus dans le monde où il servait, vinrent solliciter le ministre de ne pas priver ce vieux serviteur de l’honorable emploi dans lequel il avait compté finir sa carrière. Il arriva même une pétition, couverte de 63 signatures, dans laquelle Dominique était présenté sous les couleurs les plus avantageuses. Les pétitionnaires étaient inconnus, mais enfin ils étaient 63. Monthurel ne voulait pas revenir sur sa détermination ; mais ce déploiement de forces le gênait : il hésitait à s’aliéner autant de personnes distinguées et influentes ; il répondait évasivement, ne disait ni oui ni non, tâchait de sourire en reconduisant les protecteurs de son ennemi et temporisait en attendant le rapport du chef du service intérieur.
Le rapport n’arrivait pas. Il y avait de longue date un commerce de bons procédés entre ce chef de service, qui habitait le ministère, et l’huissier du cabinet, qui lui mettait du vin en bouteilles et lui servait d’intermédiaire avec quelques fournisseurs.
Cependant la saison s’avançait. Avant qu’on fût en plein été, Monthurel voulut inaugurer la série de ses réceptions officielles ; il n’entendait pas faire des économies sur son traitement et voulait tenir dignement le rang auquel l’avait placé la confiance de ses concitoyens et du chef de l’État. Il lui était revenu que les commerçants du quartier se plaignaient de ne plus trouver dans les fêtes du ministère l’occasion de bénéfices légitimes ; peut-être même faisait-on courir à dessein le bruit qu’il n’était pas disposé à ouvrir ses salons parce qu’il n’avait pas l’habitude de recevoir et qu’il craignait de n’avoir personne à ses soirées. Il fallait faire taire ces insinuations malveillantes.
D’autre part, c’était bien le cas de produire Thérèse, qui était alors dans tout l’éclat de sa jeune beauté : elle devait trouver dans ces réceptions l’occasion de s’habituer au monde et de faire valoir ses titres à un établissement honorable. On pouvait en effet commencer à s’alarmer de la discrétion de René Danglade. Il faisait sa cour depuis assez longtemps et il était accueilli avec assez de sympathie pour être en droit de formuler sa demande : cependant il ne s’avançait pas. On pouvait croire qu’il ne voulait pas avoir l’air de briguer la main de Thérèse pendant qu’elle était dans les grandeurs ; mais, pour triompher de cette timidité, il n’y avait pas de meilleur moyen que de lui susciter des rivaux.
Et en effet, dès que Thérèse eut paru dans les salons de son père et dans ceux des autres ministres, il se forma autour d’elle un cortège d’aspirants. Sans doute il y avait un choix à faire au milieu de ces compétiteurs : tous n’étaient pas désintéressés et beaucoup ne cherchaient dans les beaux yeux de la fille que la protection du père. Mais il était heureux qu’il y en eût à éliminer puisqu’il n’en fallait qu’un. Plusieurs se montrèrent moins réservés que René Danglade et se mirent ouvertement sur les rangs : Thérèse, avec cette généreuse ingénuité qui est le charmant et fugitif apanage de la jeunesse, déclina nettement toutes ces ouvertures. C’était à René qu’elle s’était promise au fond de son cœur et elle voulait l’attendre : elle lui sacrifia sans hésitation et sans regret un secrétaire d’ambassade, un entrepreneur de distribution d’eaux et le fils unique d’une vieille dame millionnaire.
Monthurel jouissait tendrement des succès de sa fille : c’était toute sa consolation au milieu des déboires de son existence ministérielle. Et il en avait d’amers : non seulement il subissait l’humiliation d’entendre annoncer ses invités par la voix de Dominique, sur l’affaire duquel il n’avait plus osé insister ; mais il allait y avoir bientôt trois mois qu’il était ministre, et il n’avait encore rien pu faire, ni un bon discours, ni une grande réforme, ni une nomination de quelque importance. Il se sentait énerver peu à peu au milieu de ces luttes stériles et craignait déjà d’en prendre son parti, comme d’autres l’avaient fait avant lui, et d’accepter à la longue les honteuses délices d’une impuissance d’apparat, quand il fut tout à coup réveillé par l’écho d’un bruit qui lui alla jusqu’au cœur : c’était l’honneur de sa fille qui était en cause.
IV.
Thérèse s’était rendue aux observations de son père ; elle avait cessé de recevoir les religieuses, elle allait quelquefois avec sa tante leur porter des nippes et passer quelques moments au couvent. Sa tante l’emmenait ensuite chez elle, où elles achevaient la soirée, et la ramenait au ministère. Monthurel ayant souvent à travailler dans son cabinet ou à sortir pour aller prendre part à des conciliabules politiques, Thérèse se serait ennuyée toute seule, et il était bien naturel qu’elle cherchât au dehors, sous l’égide de sa famille, de pieuses occupations ou des amusements de son âge.
Mais les faits furent singulièrement dénaturés par la malveillance.
Un soir, à une réception du ministre, René Danglade, assis dans une embrasure, entendit la conversation de deux jeunes gens qui se racontaient, avec une étrange liberté de langage, les petites nouvelles du ministère. Ils parlaient de Thérèse et se communiquaient les plus sottes histoires : tous les soirs, disaient-ils, elle sortait furtivement avec une femme que le ministre faisait passer pour sa belle-sœur, mais avec laquelle il poursuivait en réalité de coupables intrigues ; il avait l’incroyable faiblesse de compromettre sa fille dans une intimité aussi irrégulière, et cela amenait, comme de juste, les plus scandaleux débordements. Les deux femmes ne sortaient jamais sans faire mettre dans la voiture un gros paquet qui contenait des vêtements d’hommes destinés à leur travestissement.
Le premier mouvement de René fut d’intervenir pour donner à ces sottises le démenti qu’elles méritaient ; puis il craignit de n’avoir pas qualité pour faire cette exécution. Pendant qu’il y pensait, le nom de Thérèse vint encore frapper son oreille ; cette fois, c’étaient des femmes qui causaient à voix basse : il se rapprocha indiscrètement du groupe et parvint à saisir quelques propos décousus.
Là, on racontait que Thérèse allait se promener la nuit tout au fond du jardin, sur lequel donnaient les fenêtres d’une maison voisine par où l’on pouvait jeter des lettres. Le mur de clôture, qui longeait une rue déserte, avait été trouvé dégradé.
René ne croyait pas un mot de ce qu’il venait d’entendre ; mais il avait envie de se faire dire que ce n’était pas vrai. Il s’approcha de Thérèse, qui était déjà très occupée, ayant à être particulièrement polie avec tout le monde, prévenante pour les vieilles dames, gracieuse à l’égard du corps diplomatique et réservée vis-à-vis du centre droit, sans compter qu’il lui fallait tenir gaiement tête à une meute de soupirants et jeter de temps en temps un coup d’œil sévère sur le service.
Ce fut au milieu de ces accablantes responsabilités que René lui demanda, d’une voix grave, un instant d’entretien ; elle crut d’abord qu’il était arrivé quelque affreux malheur, que le glacier avait manqué de parole ou qu’il s’élevait une difficulté de préséance entre deux femmes de fonctionnaires. Quand elle sut de quoi il s’agissait, elle répondit qu’elle n’avait pas le temps, et, laissant là René, elle alla reprendre joyeusement l’exercice de ses aimables devoirs.
Au lieu de rester tranquille et de penser à autre chose, comme on doit toujours faire quand on a des sujets de contrariété, René s’obstina à chercher une explication. Il trouva moyen de cerner Thérèse dans un petit coin, lui fit remarquer la gravité des propos qu’il lui avait signalés et voulut la forcer à répondre.
La jeune fille, aussitôt qu’elle se sentit soumise à une espèce d’enquête, eut un mouvement de révolte et répliqua assez brusquement qu’elle ne devait d’explications à personne, qu’elle faisait ce qu’il lui plaisait et qu’elle ne voulait pas être mise sur la sellette.
Plus il s’entêtait à parler sérieusement, plus elle se faisait un plaisir de lui répondre en l’air, et ils se séparèrent froidement.
Monthurel, quand il fut informé des bruits qui couraient sur sa fille, entra dans une violente colère. Il voulut remonter à la source et acquit la certitude morale que Dominique était le seul auteur de ces coupables machinations.
Il fit revenir le chef du service intérieur et lui demanda son rapport. Le rapport n’était pas fait.
– Monsieur, lui dit le ministre, voulez-vous faire le rapport que je vous ai demandé ?
Au ton dont la question fut posée, le chef comprit qu’il n’y avait plus d’observations à essayer, et il promit de s’exécuter le jour même.
– Je n’attendrai pas une minute de plus. Asseyez-vous à cette table et rédigez votre rapport séance tenante. Votre service est mal dirigé et je veux qu’aujourd’hui même ou le service ou le directeur soit changé. Il faut que quelqu’un sorte du ministère : ce sera Dominique ou ce sera vous.
Monthurel savait qu’il pouvait parler haut : un simple chef de service n’était pas en situation de lui résister. Le malheureux fonctionnaire le comprit aussi ; il répondit :
– Oui, monsieur le ministre.
Et il fit à l’instant même un rapport dans lequel il demandait au secrétaire général de proposer au ministre la révocation de l’huissier du cabinet, qui par sa mauvaise attitude dans le service et par des propos inconsidérés avait encouru de graves reproches.
Monthurel fit porter immédiatement ce rapport au secrétaire général, auquel il fit dire en même temps qu’il l’attendait.
Le secrétaire général commença par déclarer qu’il était prêt à soumettre au ministre l’arrêté de révocation ; mais il ajouta qu’il se faisait un devoir d’éclairer le ministre sur la portée de cette mesure.
Le droit de révocation n’était pas contestable ; mais, en en faisant usage du premier coup, sans avoir eu préalablement recours à aucune des peines disciplinaires moins graves qu’avait instituées le règlement, on s’exposait à être taxé de rigueur et de cruauté. Le règlement disait, en effet, que, dans le cas d’infraction à la discipline, de manquement à leurs devoirs, de négligence ou d’inconduite, les agents subalternes pouvaient être frappés des peines suivantes :
1° L’amende
2º La retenue d’une partie des gages, salaires et indemnités ;
3° La suspension ;
4° La révocation.
Pour franchir d’un bond les trois premières pénalités et arriver d’emblée à la plus grave de toutes, il fallait de sérieux motifs. Le ministre le pouvait ; mais cela ne s’était jamais fait, et il semblait qu’une mesure d’un caractère aussi exceptionnel devait être justifiée par des considérants nettement précisés. Or le rapport du chef du service intérieur n’alléguait que d’une façon très vague la mauvaise attitude dans le service et les propos imprudents, sans dire en quoi consistait cette attitude ni quels avaient été ces propos.
Il n’était pas douteux que le ministre avait en cette matière le pouvoir réglementaire le plus étendu ; le règlement qu’avait fait un ministre, un autre ministre pouvait le défaire, et si, comme on l’avait en effet déjà remarqué, le règlement en vigueur n’armait pas assez efficacement l’administration contre les écarts du personnel, il était facile d’y remédier par un simple arrêté qui modifierait le règlement dans le sens d’une plus grande fermeté. Mais encore fallait-il que cet arrêté fût pris. Le règlement en vigueur devait être observé tant qu’il n’aurait pas été modifié.
Il y avait, en outre, une considération dont il était impossible de ne pas tenir compte : Dominique était, comme tous les employés du ministère, soumis à une retenue proportionnelle sur ses appointements, en vue de la retraite. Le révoquer, c’était lui faire perdre non seulement le bénéfice éventuel de son droit à la pension, mais la totalité des retenues qui avaient été effectuées sur ses appointements depuis plus de quinze ans et qui ne pouvaient lui être restituées. Assurément c’était le cas de tous les agents qui encourent la révocation ; mais la rigueur de la conséquence était propre à faire réfléchir sur une application immédiate de la mesure.
Enfin il y avait une condition à laquelle il était impossible de se soustraire sans violer ouvertement le règlement : d’après une disposition formelle, les agents ne pouvaient être frappés des diverses peines disciplinaires, et à plus forte raison de la révocation, qu’après avoir été préalablement entendus. En agissant à l’encontre de textes aussi précis, on s’exposait à un recours au Conseil d’État, qui pouvait donner lieu à des débats dont on aurait peut-être à regretter le retentissement.
Ce n’était pas par un esprit d’opposition qui n’aurait eu aucune raison d’être, ni par un aveugle attachement à des routines administratives, que le secrétaire général croyait devoir formuler ces observations : c’était pour remplir un devoir, pour mettre le ministre en garde contre les conséquences possibles de la résolution qu’il allait prendre. Quant à lui, si on lui faisait l’honneur de le consulter, il était d’avis que le mieux à faire serait de prendre un arrêté pour instituer un nouveau règlement dans lequel les droits de l’administration seraient fortifiés. Si l’on croyait devoir s’en tenir au règlement actuel, il fallait commencer par entendre Dominique, puis le frapper, s’il y avait lieu, d’abord d’une amende, d’une retenue sur ses appointements en cas de récidive, ensuite de la suspension, et n’arriver que par ces degrés à la ressource suprême de la révocation.
Monthurel était à bout de patience ; il était obligé de reconnaître que toutes ces objections étaient fondées, mais il était exaspéré de ne pouvoir venir à bout de son huissier. Il se contint cependant et annonça au secrétaire général qu’il voulait procéder dans les formes usitées, parce que le remaniement du règlement prendrait trop de temps
Et à l’instant même il sonna Dominique.
– J’ai appris, lui dit-il, que vous vous étiez permis de tenir sur mon compte des propos ridicules.
– Moi ! monsieur le ministre. Je n’ai jamais parlé de monsieur le ministre qu’avec tout le respect que je dois à monsieur le ministre.
– C’est bien. Allez.
Puis, se retournant vers le secrétaire général, il lui dit victorieusement :
– Maintenant il a été entendu. Infligez-lui une amende. Demain je l’entendrai une seconde fois et nous pourrons le frapper d’une retenue. Après-demain ce sera la suspension, et enfin je pourrai le révoquer.
– Ce sera parfaitement régulier, dit le secrétaire général en se retirant.
Au fond, Monthurel n’était pas très fier de son exploit. Il se rendait compte qu’il commettait un acte d’épouvantable arbitraire : il n’avait entendu Dominique que pour la forme ; il avait les plus légitimes raisons de le frapper disciplinairement, mais il ne les disait pas ; il n’était pas en mesure d’en faire la preuve et il agissait de parti pris, par un acte de sa volonté et sans donner de raisons : ce sont tous les caractères auxquels se reconnaît le despotisme. Mais il était décidé à en finir. Il y avait assez longtemps que Dominique l’obsédait et lui enlevait toute tranquillité d’esprit et toute faculté de travail. Après tout, il avait raison au fond et il avait le droit dans la forme.
Le lendemain matin, Monthurel reçut une députation qui venait faire auprès de lui une démarche collective en faveur de Dominique. Il y avait quatre députés, un ancien directeur du ministère et deux médecins des hôpitaux. Ils firent valoir les longs services de l’huissier, le nombre de ses enfants, l’impossibilité où il se trouverait de commencer à son âge une nouvelle carrière, et le déplaisir que lui causerait un dommage pécuniaire ; ils demandaient au ministre de lever l’amende et lui promettaient en retour de lui en savoir le plus grand gré.
Monthurel accueillit leurs explications avec la sérénité et la courtoisie d’un homme qui, ayant une résolution prise, ne se donne plus la peine de discuter : il leur promit gracieusement d’examiner à nouveau, avec le plus vif désir de seconder leurs intentions bienveillantes, l’affaire à laquelle ils voulaient bien s’intéresser ; et, aussitôt qu’ils furent partis, il fit comparaître Dominique, lui déclara qu’il était contraire au devoir professionnel de faire intervenir des influences étrangères dans les actes de l’administration, entendit ses excuses et lui infligea une retenue de quinze jours sur ses appointements.
Il fallait bien savoir à qui resterait le dernier mot.
V.
Ce n’était pas le seul souci du ministre. On lui avait présenté le compte des dépenses auxquelles avaient donné lieu les dîners et les réceptions, et ce compte était beaucoup plus élevé qu’il ne l’eût supposé. C’était Thérèse qui avait eu la haute main sur l’organisation de ces petites fêtes, et elle n’avait pas reçu d’autre recommandation que celle de faire le mieux possible. Elle s’en était très bien tirée et les réceptions avaient été convenables : on avait généralement trouvé que la table était bonne, que les vins étaient vieux et que le service était bien fait. Les cigares n’avaient pas manqué ; il y avait eu assez de fleurs et de bougies, et le buffet ne s’était pas trouvé en affront. Mais on n’a pas idée de ce que cela coûte. Si l’on veut se contenter de traiter à forfait avec un entrepreneur de victuailles, on peut savoir d’avance ce qu’il y aura à payer ; mais alors les invités se voient refuser presque tout ce qu’ils demandent, et même ce qu’on leur donne est détestable. Pour que tout soit bien, il faut se livrer à la merci des fournisseurs, et Monthurel se trouva en présence d’une note de 30 000 francs.
Il crut d’abord qu’il y aurait quelque part dans le budget du ministère un fonds sur lequel il serait possible d’imputer au moins une partie de cette dépense qui avait un caractère évidemment national, puisqu’elle avait pour objet de conserver le prestige d’une des plus hautes représentations de l’État ; mais il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il n’en était pas ainsi. À part quelques bougies qui pouvaient être portées au chapitre de l’éclairage et quelques serveurs dont le salaire pouvait rentrer dans les frais de service, il n’y avait pas de crédit spécial pour la représentation.
À la rigueur il n’aurait pas été impossible de faire face à une partie de la dépense en réalisant des économies sur le matériel ; mais il aurait fallu pour cela recourir à la pratique des virements, si souvent condamnée et flétrie comme un legs des anciens régimes, et, bien que le ministre ait toujours le droit de se mouvoir dans l’intérieur d’un chapitre, on risquait de provoquer des observations de la Cour des comptes, à supposer qu’on n’eût rien à redouter de la commission du budget.
Comme il tenait à ne pas encourir l’ombre d’un blâme pour sa gestion financière, Monthurel se résigna à assumer toute la dépense à son compte personnel, tout en se promettant d’y apporter, l’année suivante, plus de ménagements : il vendit une partie des obligations destinées à la dot de sa fille, sauf à les remplacer dans le courant de l’année en faisant des économies sur ses 60 000 francs de traitement. Mais cela faisait déjà une brèche sensible dans une fortune modeste. Et, comme il s’était aperçu que, même en dehors des réceptions, il avait jusqu’alors dépensé plus de 5 000 francs par mois, il commençait à se demander si le ministère n’était pas une de ces fonctions onéreuses dont il ne faut pas briguer l’honneur si l’on n’a pas de quoi le payer.
Il n’était même pas éloigné d’envier le sort de son secrétaire général, qui ne dépendait pas, comme lui, d’une foule avide d’électeurs et de clients, n’avait pas à ménager des collègues jaloux et exigeants et voyait avec insouciance se succéder au-dessus de lui les ministres, les ministères et les gouvernements. Mais l’administration est ainsi faite qu’un ministre peut appeler aux plus hautes fonctions n’importe qui, excepté lui-même : l’honneur de nommer exclut l’avantage d’être nommé.
D’autres ennuis se dessinaient à l’horizon. Dès son entrée au ministère, Monthurel avait été l’objet des attaques d’une certaine presse : il ne s’en était pas ému, sachant bien que le pouvoir n’est jamais exempt d’amertumes et qu’il faut, sous un régime de liberté, tolérer l’outrage et l’injustice. Mais ce n’étaient plus seulement les journaux hostiles à l’ordre de choses établi qui s’efforçaient de jeter sur son administration le blâme et le ridicule. Parmi les journaux de son propre parti, les uns ne lui témoignaient qu’une indifférence dédaigneuse, quelques autres l’attaquaient ouvertement, aucun ne le défendait. Il en était affligé et inquiet. Ce qui mit le comble à sa déception, ce fut une véritable campagne qui s’ouvrit contre lui à l’occasion de l’affaire de Dominique.
On raconta dans des feuilles publiques que Monthurel affectait à l’égard de son personnel une attitude hautaine et violente, qu’il ne faisait aucun cas des services les plus anciens et les plus honorables et prétendait régner par la terreur sur les employés soumis à ses ordres ; que, loin de s’inspirer des sentiments de bienveillance et d’équité qui doivent présider à une administration populaire, il brisait impitoyablement tout ce qui résistait à ses tendances autocratiques; qu’il avait restauré les détestables abus du népotisme en s’entourant de créatures qu’il était allé chercher hors de la carrière. On insinua même qu’il était en voie de réaliser une grosse fortune et qu’il avait repoussé pour des motifs inavouables un marché de produits pharmaceutiques qui devait assurer de grands bénéfices au Trésor.
Monthurel s’alarma de ces calomnies : il ne pouvait ni les déférer à la justice, parce qu’il n’entrait pas dans les desseins du cabinet de faire des procès de presse, ni même les réduire à néant par des explications qui lui auraient fait jouer un rôle d’accusé et auraient provoqué une polémique dans un moment où l’on voulait éviter le bruit. Mais il sentait que ces imputations, pour absurdes qu’elles fussent, n’étaient pas sans pouvoir ébranler sa situation, et il eut un moment de défaillance.
Il se demanda s’il était politique de continuer la lutte contre son huissier, au risque de compromettre pour une satisfaction d’amour-propre les intérêts de la réforme qu’il poursuivait, et s’il ne vaudrait pas mieux, en ne poussant pas l’affaire plus loin, sacrifier quelque chose de sa dignité pour rester maître du terrain.
Au surplus, il avait des doutes sur la légitimité de sa conduite. N’excédait-il pas en effet les bornes du pouvoir en déployant tant de rigueur contre un agent sans défense ? Il était certain que Dominique lui déplaisait, lui avait manqué de respect, lui avait joué de mauvais tours et avait tenu sur lui, sur sa fille et sur tout son entourage, des propos calomnieux ; qu’enfin l’huissier tenait le ministre en échec avec toutes les forces combinées de la tradition, du règlement, de l’influence parlementaire et de la presse. C’était certain, mais il n’y avait pas de preuves. Y eût-il eu des preuves, il n’était pas sans inconvénients de les produire : les calomnies ont cela de bon que, pour les réfuter, il faut les répandre.
Alors Monthurel en arrivait à se demander si ce n’était pas lui qui avait tort, s’il n’avait pas été gâté par le pouvoir et s’il n’était pas en effet devenu autoritaire, capricieux et absolu. Il se mit en garde contre les dispositions qu’il pouvait avoir à imiter les anciens souverains de l’Orient qui ne savaient souffrir aucune contradiction ; et peut-être la journée se serait-elle passée sans qu’il eût prononcé contre Dominique la peine de la suspension, quand Thérèse entra toute en larmes dans son cabinet.
Elle venait d’apprendre que René Danglade, ému des bruits qui avaient eu cours dans le ministère et froissé de l’accueil qui avait été fait à sa demande d’explications, renonçait à la demander en mariage et partait pour la Russie.
Ce dernier trait fut décisif : Monthurel fit venir Dominique, lui montra les journaux qui parlaient de son affaire, lui rappela la disposition réglementaire qui interdit aux agents d’une administration de rien communiquer à la presse, l’entendit et le suspendit pour un mois. Il ne prit pas la peine de le faire remplacer dans son service le jour même, puisqu’il n’avait plus que vingt-quatre heures à attendre pour le révoquer.
VI.
Le lendemain était un grand jour. À force de travail, de patience et de volonté, Monthurel était enfin arrivé à mettre sur pied un projet de loi qui engageait la réforme de l’hygiène publique. Il y avait beaucoup à faire et ce n’était pas en une fois qu’on pouvait renouveler de fond en comble la face d’une administration séculaire, vaincre l’inertie des bureaux et mettre un terme à tous les abus. Il avait fallu scinder l’œuvre ; mais ce premier projet établissait les principes et ouvrait la voie. Il était donc de la plus haute importance d’obtenir un vote favorable des Chambres ; après ce vote, le ministre, fort de l’appui du parlement, soutenu par l’opinion publique, serait en mesure de briser l’opposition des intérêts personnels coalisés avec une routine invétérée et pourrait enfin faire prévaloir les bonnes doctrines.
Ce n’était pas seulement dans l’intérêt du pays qu’un succès était nécessaire : la situation de Monthurel y était attachée. Il n’avait pu donner à ses parents, à ses amis, à ses électeurs et à ses connaissances, toutes les satisfactions qu’ils attendaient : il s’était formé autour de lui un cortège de mécontents, et, dans l’impossibilité de les satisfaire, il fallait au moins les éblouir. S’il y a des ministres qui négligent les grands intérêts de l’État pour se former une clientèle d’intérêts privés ou locaux, ceux qui n’ont pas les moyens de rendre ces services sont condamnés à y suppléer par de grandes œuvres.
Une fois en possession de la faveur du parlement et de l’attention du public, il serait facile de traiter avec une haute désinvolture les indiscrétions et les criailleries des solliciteurs ; dans l’intérieur du ministère, personne n’oserait plus broncher, la révocation de Dominique passerait inaperçue dans l’éclat de la gloire, la durée du pouvoir serait assurée pour un an, peut-être même pour quatorze ou quinze mois, ce qui permettrait de faire les économies nécessaires pour reconstituer la dot de Thérèse, et René Danglade, revenu de Russie en toute hâte, serait trop heureux de voir accueillir sa demande.
Mais, pour obtenir tous ces résultats, il fallait un succès de bon aloi, un vote de confiance intervenant à la suite d’un discours victorieux, une grande journée oratoire et politique. Avec un demi-succès, un discours interrompu et le vote pénible d’un amendement transactionnel, il n’y aurait eu rien de fait et la situation serait restée précaire.
C’était donc un véritable jour de bataille, et Monthurel ne s’en dissimulait pas la portée : il s’agissait d’achever péniblement une carrière ministérielle sans honneur ou de se mettre hors de pair par un coup d’éclat.
Il alla dès le matin s’assurer des dispositions de ses collègues, les autres ministres : le ministre des finances promit de ne pas intervenir dans le débat, bien que le projet engageât gravement les finances, et le ministre de la marine fit espérer son appui. Le président du conseil se montra un peu froid. Monthurel n’en fut pas étonné : il avait déjà remarqué qu’il portait ombrage au chef du cabinet. Aussi ne lui demandait-il que son silence. Les autres ministres semblaient se réserver : ils ne pouvaient s’opposer au projet, qui avait été approuvé en conseil ; mais ils ne désiraient pas passionnément que leur collègue eût un éclatant succès de tribune.
À la Chambre, avant la séance, Monthurel constata quelques dispositions à la résistance : on lui dit que sa réforme était insuffisante et excessive. Quelques députés profitèrent de l’occasion pour lui demander des nouvelles de leur petite affaire. Mais il comptait sur son discours.
Il fut battu. La droite, la gauche et les mécontents avaient voté contre lui ; le ministre des finances avait fait des réserves dans les couloirs, le président du conseil n’avait pas donné un seul signe d’approbation, et les autres ministres, même celui de la marine, n’avaient pas paru à la séance.
Monthurel alla immédiatement porter sa démission au Président de la république et rentra au ministère pour faire ses préparatifs de départ.
Thérèse l’attendait, consternée. Dans la tribune d’où elle avait assisté au désastre, elle avait entendu les rires et les quolibets qui accueillent toutes les chutes, et elle était indignée de l’ingratitude des hommes. La mâle résignation de son père lui rendit un peu de sérénité ; mais elle faisait avec dépit la récapitulation de ce que leur coûtait ce météore ministériel. Ils y perdaient d’abord 30 000 francs. Ensuite ils étaient brouillés avec plusieurs de leurs amis qu’ils n’avaient pu satisfaire ; on avait fait courir sur eux les bruits les plus désobligeants et il en resterait toujours quelque chose ; enfin elle avait manqué le mariage sur lequel étaient fondées toutes ses espérances.
– Au moins, ajouta-t-elle gaiement, je sais maintenant ce qu’on appelle les enivrements du pouvoir.
Monthurel, en rentrant dans son cabinet, y trouva le secrétaire général qui l’attendait pour soumettre à sa signature l’arrêté de révocation de Dominique. Il était toujours ministre, sa démission n’étant pas encore acceptée : il aurait donc pu signer l’arrêté. Il ne le fit pas, parce qu’on aurait pu attribuer à cet acte un caractère de vengeance, et il sortit du ministère sans avoir même obtenu ce résultat.
Dominique est toujours huissier du cabinet. Quand il parle de Monthurel, c’est avec une respectueuse déférence : il faut de la modération dans le triomphe. Peut-être aussi craint-il que Monthurel, n’étant plus ministre, soit en mesure de lui faire du tort.