Faire parler Bonaparte

Un procès-verbal de Locré

 Présentation

 

Séance du 5 vendémiaire.

On consacrait le principe que les enfants doivent des aliments à leurs père et mère. On demandait que l’obligation fût réciproque. On proposait de s’en rapporter aux sentiments que la nature a mis dans le cœur des parents. On disait que, dans tous les cas, le fils majeur n’avait aucun droit à des aliments.

PROPRES PAROLES DU PREMIER CONSUL.

« Voulez-vous qu’un père puisse chasser de sa maison une fille de quinze ans ? Un enfant peut être infirme, sourd-muet. Un père qui aurait 60,000 francs de rente pourrait donc dire à son fils : Tu es gros et gras, va-t-en labourer. Il pourrait abandonner ainsi à la misère celui qui doit lui succéder ? »

BERLIER : « Les tribunaux jugeront si le fils est invalide. »

LE PREMIER CONSUL : « Je vous arrête là. Qu’est-ce que valide ? Le père pourra-t-il envoyer son fils demander son pain ? S’il a été élevé dans l’aisance, le père doit lui continuer des secours tant qu’il en a les moyens. »

 

 

TRONCHET : « Il faut laisser cela aux tribunaux, etc. »

LE PREMIER CONSUL : « Le citoyen Tronchet vient de prouver qu’on ne pouvait pas fixer par la loi la quotité des aliments ; mais le père n’en doit pas moins élever son fils jusqu’à la majorité, et lui fournir ensuite des aliments. Un père riche ou aisé doit toujours à ses enfants la gamelle paternelle. Dans l’état actuel des choses, j’irais chez un avocat qui trouverait dans la jurisprudence les moyens de me faire obtenir des aliments ; si votre système passait, je ne pourrais plus en avoir, les tribunaux les refuseraient. »

Plusieurs membres insistèrent pour le respect dû à l’autorité paternelle.

LE PREMIER CONSUL : « Vous forcerez les enfants à tuer leurs pères. »

 

PROCÈS-VERBAL IMPRIMÉ.

« Il serait révoltant de laisser à un père riche la faculté de chasser de sa maison ses enfants, après les avoir élevés, et de les envoyer pourvoir eux-mêmes à leur subsistance, fussent-ils même estropiés. Telle est cependant l’idée que présente la rédaction. Si elle pouvait être admise, il faudrait donc aussi défendre aux pères de donner de l’éducation à leurs enfants ; car rien ne serait plus malheureux pour ces derniers que de s’arracher aux habitudes de l’opulence et aux goûts que leur aurait donnés leur éducation, pour se livrer à des travaux pénibles ou mécaniques auxquels ils ne seraient pas accoutumés. Pourquoi, si le père était quitte envers eux lorsqu’il les a élevés, ne les priverait-on pas aussi de sa succession ? Les aliments ne se mesurent pas seulement sur les besoins physiques, mais encore sur les habitudes ; ils doivent être proportionnés à la fortune du père qui les doit, et à l’éducation de l’enfant qui en a besoin. »

TRONCHET : « L’obligation imposée au père de fournir des aliments à son fils est absolue; mais la loi doit se borner à en consacrer le précepte et laisser le juge l’appliquer suivant les circonstances. »

LE PREMIER CONSUL : « Á la vérité la loi ne peut pas déterminer précisément la quotité des aliments qui seront dus par le père ; mais elle peut déclarer en général que le père est tenu de nourrir et d’élever ses enfants mineurs, et de les établir quand ils sont majeurs ou de leur fournir des aliments. Le fils, en effet, a un droit acquis aux biens du père. L’effet de ce droit est suspendu tant que le père vit ; mais alors même il se réalise dans la mesure des besoins du fils. Cependant si la loi déclare qu’il n’est point dû d’aliments au fils majeur, elle met les tribunaux dans l’impossibilité d’en adjuger. »

 

On lut l’article suivant : « Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari. » Sur le mot obéissance.
CRETET : « Les lois l’ont-elle imposée ? »
LE PREMIER CONSUL : « L’Ange l’a dit à Adam et Ève. On le prononçait en latin lors de la célébration du mariage, et la femme ne l’entendait pas. Ce mot-là est bon pour Paris surtout où les femmes se croient en droit de faire ce qu’elles veulent. Je ne dis pas que cela produise de l’effet sur toutes ; mais enfin cela en produira sur quelques-unes. Les femmes ne s’occupent que de plaisir et de toilette. Si l’on ne vieillissait pas, je ne voudrais pas de femme. Ne devrait-on pas ajouter que la femme n’est pas maîtresse de voir quelqu’un qui ne plaît pas à son mari ? Les femmes ont toujours ces mots à la bouche : « Vous voulez m’empêcher de voir qui me plait ! »

Séance du 14 vendémiaire.

Le divorce fut adopté en principe. Il ne s’agissait plus que d’en déterminer les causes. Portalis voulait le rendre très-difficile. 

PROPRES PAROLES DU PREMIER CONSUL.

« Le système du citoyen Portalis se réduit à ceci. Le principe de la liberté des cultes exige qu’on admette le divorce. L’intérêt des mœurs demande qu’on le rende difficile. Ainsi, dans ce système, ce n’est pas par des vues politiques que le divorce est admis. Il ne le serait pas, s’il n’était dans les principes d’aucun culte. D’un autre côté, il deviendrait si difficile et si déshonorant qu’il serait en quelque sorte exclu. »
PORTALIS : « Je ne me propose point d’ôter le divorce à un peuple qui en est en possession depuis dix ans. Je ne crois point que toute demande en divorce soit déshonorante, mais si elle l’est, peu importe. Au surplus je ne veux le rendre ni déshonorant ni impossible. »

LE PREMIER CONSUL : « Il est permis de se marier à 15 et à 18 ans, c’est-à-dire, avant l’âge où il est permis de disposer de ses biens ; croit-on que cette exception, faite en faveur du mariage aux principes généraux sur la majorité, doive faire établir que, quoique l’un des époux ait reconnu l’erreur dans laquelle il est tombé à un âge aussi tendre, il ne pourra néanmoins la réparer sans se flétrir ? C’est tout au plus ce qu’on pourrait décider si le mariage n’était autorisé qu’à vingt ans et à vingt-un ans. On a dit que le divorce pour incompatibilité est contraire à l’intérêt des femmes, des enfants, et à l’esprit de famille ; mais rien n’est plus contraire à l’intérêt des époux, lorsque leurs humeurs sont incompatibles, que de les réduire à l’alternative, ou de vivre ensemble, ou de se séparer avec éclat. Rien n’est plus contraire à l’esprit de famille qu’une famille divisée. Les séparations de corps avaient autrefois, par rapport à la femme, au mari, aux enfants, à la famille, à peu près les mêmes effets qu’à le divorce. Cependant elles étaient aussi multipliées que les divorces le sont aujourd’hui ; mais elles avaient cet inconvénient, qu’une femme déhontée continuait de déshonorer le nom de son mari, parce qu’elle le conservait. Le respect pour les cultes obligera d’admettre la séparation de corps ; mais il ne serait pas convenant de restreindre tellement le divorce par les difficultés qu’on y apporterait, que les époux fussent tous réduits à n’user que de la séparation.
L’article Il du projet spécifie les causes pour lesquelles il admet le divorce ; mais quel malheur ne serait-ce pas que de se voir forcé à les exposer, et à révéler jusqu’au détails les plus minutieux et les plus secrets de l’intérieur de son ménage ! Le système mitigé de l’incompatibilité prévient, à la vérité, ces inconvénients. Cependant, comme il suppose des faits et des preuves, il est aussi flétrissant que le système des causes déterminées.
D’ailleurs ces causes, quand elles seront réelles, opéreront-elles toujours le divorce ? La cause de l’adultère, par exemple, ne peut obtenir de succès que par des preuves toujours très-difficiles, souvent impossibles. Cependant le mari qui n’aurait pu les faire serait obligé de vivre avec une femme qu’il abhorre, qu’il méprise, et qui introduit dans sa famille des enfants étrangers. Sa ressource serait de recourir à la séparation de corps ; mais elle n’empêcherait pas que son nom ne continuât à être déshonoré. »
Le Premier Consul demanda ensuite si les deux articles du projet devaient dispenser les personnes qui voudraient user du divorce, de recourir à la séparation de corps.
PORTALIS : « Les causes du divorce étant, d’après le projet, celles qui feraient obtenir la séparation, les difficultés et les facilités seront les mêmes pour les deux modes. La loi ayant exigé le consentement du père, pour le mariage du mineur, elle a pris des précautions pour l’empêcher d’être surpris. »
LE PREMIER CONSUL : « Le mariage n’est pas toujours, comme on le suppose, la conclusion de l’amour. Une jeune personne consent à se marier pour se conformer à la mode, pour arriver à l’indépendance et à un établissement ; elle accepte un mari d’un âge disproportionné, dont l’imagination, les goûts et les habitudes ne s’accordent pas avec les siens. La loi doit donc lui ménager une ressource pour le moment où, l’illusion cessant, elle reconnaît qu’elle se trouve dans des liens mal assortis, et que sa volonté a été séduite. »
PORTALIS : « Il y a des inconvénients des deux côtés. Mais le mariage n’est pas seulement institué pour les époux. L’époux n’est là que le ministre de la nature pour perpétuer la société. La société, dans ce contrat, vient s’enter sur la nature. Le mariage n’est pas un pacte, mais un fait ; c’est le résultat de la nature qui destine les hommes à vivre en société. »
LE PREMIER CONSUL : « Le mariage prend sa forme des mœurs, des usages, de la religion de chaque peuple. C’est par cette raison qu’il n’est pas le même partout ; il est des contrées où les femmes et les concubines vivent sous le même toit, où les esclaves sont traités comme les enfants. L’organisation des familles ne dérive donc pas du droit naturel : les ménages des Romains n’étaient pas organisés comme ceux des Français.
Les précautions établies par la loi pour empêcher qu’à 15 et à 18 ans on ne contracte avec légèreté un engagement qui s’étend à toute la vie, sont certainement sages ; cependant sont-elles suffisantes ? Qu’après dix ans de mariage, le divorce ne soit admis que pour des causes très-graves, on le conçoit; mais puisque les mariages contractés dans la première jeunesse sont si rarement l’ouvrage des époux, puisque ce sont les familles qui les forment d’après certaines idées de convenance, il faut que les premières années soient un temps d’épreuve, et que, si les époux reconnaissent qu’ils ne sont pas faits l’un pour l’autre, ils puissent rompre une union sur laquelle il ne leur a pas été permis de réfléchir. Cependant, cette facilité ne doit favoriser ni la légèreté ni la passion. Qu’on l’entoure donc de toutes les précautions, de toutes les formes propres à en prévenir l’abus ; qu’on décide, par exemple, que les époux seront entendus dans un conseil secret de famille, formé sous la présidence du magistrat ; qu’on ajoute encore, si l’on veut, qu’une femme ne pourra user qu’une seule fois du divorce ; qu’on ne lui permette de se remarier qu’après cinq ans, afin que le projet d’un autre mariage ne la porte pas à dissoudre le premier ; qu’après dix ans de mariage, la dissolution soit rendue très-difficile. On a donc les moyens de restreindre les effets de la cause trop vague de l’incompatibilité d’humeur. »

PROCÈS-VERBAL IMPRIMÉ.

« Votre système est fondé sur ce qu’il y a des catholiques et des protestants ; mais vous rendez l’obtention du divorce si difficile qu’elle est inconciliable avec les bonnes mœurs. Si vous en étiez le maître, vous n’admettriez pas le divorce ; car ce n’est pas en vouloir que de le rendre déshonorant pour ceux qui le demanderaient, excepté pour les hommes à masque de bronze. Est-ce là votre système ? »
PORTALIS : « Si nous avions affaire à un peuple neuf, je ne l’établirais pas. »

 

 

LE PREMIER CONSUL : « Vous avez fixé l’âge du mariage pour les filles à quinze ans. A cet âge, elles ne peuvent ni aliéner leurs biens, ni contracter ; tout ce qu’elles feraient serait nul. Ainsi le veulent la politique et la nature des choses. Vous faites cependant une exception pour le mariage.

« Un individu qui se sera marié mineur, dans un temps où il n’avait pas une grande prévoyance, s’apercevra par la suite qu’il s’est trompé, qu’il n’a pas trouvé dans l’être qu’il a choisi les qualités qu’il espérait, et il ne pourra dissoudre son mariage sans flétrir cet être et sans se déshonorer lui-même ? Si vous aviez fixé l’âge du mariage à vingt et un ans ce serait différent.
« Vous dites que le divorce pour incompatibilité est funeste aux époux, aux enfants et aux familles. Pour moi, je ne trouve rien de plus funeste qu’un mauvais mariage ou un divorce déshonorant. Il y avait autrefois autant de séparations qu’il y a de divorces. Je ne parle pas des premiers moments où il a été permis. Dans le cas de la séparation, les enfants et les familles ne sont-ils pas aussi lésés ? Il y a de plus l’inconvénient que la femme continue à mener une mauvaise vie sous le nom de son mari, cc qui est très-fâcheux pour lui. Tous les jours il entend dire : Madame une telle a fait telle chose, etc., ce qui est toujours un nouvel outrage. Je veux bien la séparation de corps pour ne pas gêner les consciences ; mais il ne faut pas trop la protéger pour forcer tout le monde à se contenter de ce remède.
« Venons à l’article qui énumère les diverses causes de divorce. Quel est celui qui, comme cet ancien, voudrait que sa maison fût de verre pour qu’on vît tout son intérieur et ses moindres mouvements de nerfs ? L’incompatibilité d’humeur n’a pas les mêmes inconvénients. Si une femme a été infidèle pendant l’absence de son mari, il peut la renvoyer sans la déshonorer. Il peut avoir la conviction qu’elle est adultère, sans être en état d’en faire la preuve, comme vous l’exigez. Enfin je crois que la séparation a les mêmes effets que le divorce sans en avoir les avantages, et que la rédaction proposée est faite pour forcer tout le monde à prendre la voie de la séparation. »
PORTALIS : Les lois font tout ce qui est possible pour protéger le mineur. Il ne peut se marier sans le consentement de ses parents, etc.
LE PREMIER CONSUL : « Souvenez-vous de ce que vous avez dit sur les nullités. L’erreur de qualité, que vous appelez erreur de personne, produit la nullité du mariage. Dans ce cas vous ne le respectez pas. Quand on se marie on est environné de tant de séductions ! Il ne faudrait donc pas permettre de mariages d’âges disproportionnés. Deux individus dont l’un n’a que quinze ans et dont l’autre en a quarante ne peuvent pas voir de la même manière. Le plus souvent, on consulte plus dans le mariage les convenances des familles que celles des époux. Si l’union est malheureuse, la loi civile qui est étrangère aux idées sacramentelles exaltées ne doit-elle pas pourvoir au bonheur des individus ?

 

 

 

 

PORTALIS : « L’homme est le ministre de la nature. La société vient s’enter sur elle. On lit dans les livres le pacte social ; je n’entends pas cela, l’homme est sociable et le mariage est dans la nature. »
LE PREMIER CONSUL : « Je nie cela, le mariage ne dérive point de la nature, mais de la société et des mœurs. La famille orientale est entièrement différente de la famille occidentale. La première est composée de plusieurs épouses et de concubines ; cela paraît immoral, niais cela marche, les lois y ont pourvu. Je n’adopte point l’opinion que la famille vient du droit civil et le droit civil du droit naturel. Les Romains avaient d’autres idées de la famille. Son organisation vient des mœurs. Le citoyen Portalis n’a point répondu à l’objection résultante de l’âge fixé pour le mariage. La plupart des unions sont faites par convenance. Il n’y a que le temps qui puisse les sanctifier. Proscrivez le divorce après un certain temps, quand on s’est connu, quand il y a eu échange d’amour et de sang, comme après dix ans de mariage, à la bonne heure. J’en conçois la raison. On ne doit pas chasser une femme dont on a eu des enfants, à moins que ce ne soit pour cause d’adultère. Alors c’est une affaire criminelle. Mais avant les dix ans, il faut que l’incompatibilité suffise, que l’affaire se traite devant un conseil de famille présidé par un magistrat, et qu’on ne puisse pas divorcer deux fois, car cela serait absurde et avilirait le mariage. Il faut que les individus divorcés ne puissent se marier qu’après un délai de cinq ans, afin que ce ne soit pas la perspective d’un autre mariage qui les porte au divorce. Alors vous aurez fait tout ce qu’exige la morale ; mais vous n’aurez pas sciemment fermé les yeux sur les inconvénients de votre système. Chaque individu a une grande liberté dans sa famille, même sous le despotisme oriental. Il faut aussi considérer le bonheur des individus. Que direz-vous à une femme qui, se fondant sur le code romain, demandera le divorce pour impuissance de son mari ? Vous n’en parlez pas. Cela arrivera cependant ; en vain crierez-vous alors au scandale. Plusieurs membres du conseil allèguent les bonnes mœurs pour rejeter le divorce pour cause d’incompatibilité. Cela n’est pas exact. Un mari sait que sa femme est adultère : s’il a des mœurs elle lui sera insupportable ; il ne pourra pas vivre avec elle. Il ne veut pas, par pitié pour elle, demander le divorce pour cause d’adultère ; il ne le veut pas pour lui, à cause du ridicule qui dans nos mœurs rejaillit sur le mari. Il ne le veut pas pour les enfants qui seraient déshonorés par la mauvaise conduite de leur mère. »